La critique vinicole en France : pouvoir
de prescription et construction de la confiance, Paris : LÕHarmattan, 2004 |
Le compte-rendu de lecture de Jean-Claude Toenig, dans la revue Sociologie du travail, juin 2007
Comment des processus
de prescription se construisent-ils et se consolident-ils, en particulier
lorsque les changes marchands concernent des produits fortement incertains ?
Fernandez sait de quoi il parle. Son livre, qui est le produit dÕune thse de doctorat, traite dÕune somme de donnes et fait appel une palette de techniques : entretiens en profondeur, observations, dpouillement dÕarchives, analyse de presse. Par ailleurs, il est manifeste que le got du vin ne lui est pas tranger. En mme temps le sociologue garde une distance critique de bon aloi par rapport son objet. Une lecture attentive du livre ne laisse apparatre ni erreurs factuelles, ni oublis ou contresens flagrants, y compris sur le plan technique de la viticulture et du commerce vinicole.
Le livre quÕoffre Jean-Luc Fernandez tmoigne de la vigueur, de la pertinence et de la solidit de la sociologie conomique. Il fait montre de trois qualits scientifiques : lÕlgance, la sobrit, la plausibilit. Elles sont appliques la comprhension des activits et des acteurs qui fondent et qui lgitiment la rputation des vins dans la France la fin du 20 e sicle. Un travail de recherche empirique considrable alimente le livre. Le travail de qualification des vins est examin sous trois angles.
En premier lieu, celui de la critique vinicole. Fernandez trace la gense de ce quÕil appelle une culture Ļnophile, remontant jusquÕau 19 e sicle qui a vu se formaliser des rgles du bien boire, puis examinant lÕapparition entre les deux guerres mondiales dÕune avant-garde Ļnologique. LÕessentiel pourtant concerne la diffusion des normes Ļnophiles vers le grand public, travers lÕirruption de la recherche scientifique universitaire, des sommeliers et, surtout, de la presse. Le livre dcortique lÕirrsistible ascension dÕune presse crite francophone spcialise dans les annes 1980Š1990 et le triomphe dÕune spcialit journalistique consacre au jugement sur les vins. Cette critique se dote dÕun outillage spcifique permettant travers la dgustation et lÕusage de critres (termes, notes, etc.) invents ad hoc de constituer des normes partages et de btir un contrle crois entre membres de la profession. Au passage, Fernandez tord le cou quelques prjugs et suspicions concernant la prtendue vnalit de la presse vinicole, qui se montrerait souvent trop complaisante lÕgard des impratifs des annonceurs ou qui serait manipule par un ou deux gourous rgnant par lÕarbitraire, sans avoir justifier ses verdicts et sans contrepouvoir.
En deuxime lieu, celui du lectorat de cette presse. Fernandez analyse comment la critique vinicole se diffuse et est approprie. Deux populations distinctes sont observes : les amateurs de vin qui sont ports la passion Ļnophile, les marchands de vins et cavistes dtaillants. Des constats subtils et riches sont fournis. CÕest ainsi que le lecteur apprendra pourquoi, malgr la monte des hypermarchs, une profession de proximit comme celle de caviste sÕest tablie, se positionnant sur un double registre. LÕachat de vin devient une faon pour lÕacheteur Ļnophile de dcouvrir des signatures de producteurs qui ne sont pas consacrs par les classements officiels. Il est aussi pour le consommateur une faon dÕacqurir de lÕinformation et des critres de distinction entre produits, une sorte dÕexprience pdagogique. Des passages savoureux sont galement consacrs la narration de sances de dgustation prive entre des amateurs de vin qui esprent devenir des goteurs patents.
En troisime lieu, lÕangle des producteurs de vin. Plus prcisment, Fernandez montre une certaine varit dans la manire sont ces derniers ragissent par rapport aux milieux, en particulier les critiques de la presse, et aux dynamiques de prestige que diffusent les journalistes. La critique ne fonctionne pas comme un rouleau compresseur, comme pourrait le laisser penser un film aussi excessif que Mondovino.
Quelles raisons donner pour recommander la lecture de cet ouvrage intelligent par ailleurs bien agrable lire ?
Assurment cette recherche de type clairement interactionniste ne marquera pas un tournant majeur, une rupture paradigmatique fondamentale en sociologie conomique. Telle nÕest dÕailleurs pas lÕambition de Fernandez. Il convoque les apports de deux auteurs majeurs : Howard Becker et son tude des mondes de lÕart, Pierre Bourdieu et sa thorie du champ conomique. Appliqu au milieu des critiques vinicoles, le modle thorique et analytique que Fernandez propose pour comprendre les processus de prescription et les relations de confiance tourne fort bien. De ce point de vue, le livre mrite de figurer dans les lectures accompagnant toute formation la sociologie conomique.
Par ailleurs, Fernandez manifeste le sens de la mesure dans la gnralisation de ses conclusions. Le vin de qualit ne se rsume pas une manipulation mondialiste qui aboutirait une ngation des localismes sinon la mort des terroirs. Certes la critique vinicole franaise nÕest pas un phnomne sans consquence. Les grilles de lecture quÕelle construit pour soutenir la prescription et construire la confiance dans lÕacte marchand reprsentent des conceptions du vin et du boire parmi dÕautres possibles. Dans le prolongement du livre de Fernandez, plusieurs chantiers sÕouvrent la connaissance.
Ainsi, on pourrait sÕinterroger sur la concomitance entre lÕmergence de lÕĻnophilie dans un grand public et la part dominante prise par la grande distribution en matire de vente de vins dÕappellation contrle. Prs de 85 % des vins consomms en France sont achets en grande surface, comme lÕindique Fernandez, et cette progression est loin de sÕarrter, malgr la vigueur des cavistes de proximit. LÕmergence de lÕĻnophilie aura exerc cet gard une influence certaine, notamment en proposant une approche du vin base sur la qualit et la distinction gustative et en mobilisant les couches sociales moyennes urbaines un moment o la consommation dÕalcool (de la bire au Ē gros rouge Č) tait en chute libre dans les milieux populaires.
Par ailleurs la critique et la prescription vinicoles mriteraient une approche gopolitique. JusquÕ quel point le fait pour un pays producteur vinicole de se doter de critiques et de codes spcifiques est-il une ressource ou au contraire une contrainte face la concurrence dÕautres pays ? Dans la guerre mondiale qui agite le march des vins, la France dispose aujourdÕhui dÕun avantage, soit lÕĻnophilie, alors que ses concurrents tels que les tats-Unis ou le Chili disposent dÕautres cartes matresses telles que lÕapproche par les cpages (et non plus par les terroirs). Il existe aussi des similitudes troublantes entre la construction de processus de prescription viticole en France et aux tats-Unis. Pourtant elle nÕa pas mobilis tout fait les mmes acteurs et les mmes argumentaires de part et dÕautre de lÕAtlantique. Le rle de la presse crite fut moins dcisif dans la Californie des annes 1960Š1970, date de dmarrage du boom des vins et de la mode Ļnophile, quÕil ne le fut dans la France du 20 e sicle. Les investisseurs financiers ont jou un grand rle dans lÕapplication du marketing de grande consommation la popularit du vin sous forme de premium wine. Enfin, la diffusion de lÕĻnophilie mriterait-elle aussi une comparaison minutieuse sous lÕangle des milieux sociaux touchs et des arguments mobiliss, sans parler de la construction gustative des produits. Tel est notamment le cas du vin blanc sec de type Chardonnay. Il fut lanc comme un apritif assez fortement alcoolis (14 degrs et plus) pour convertir des publics habitus boire de lÕalcool (cocktails, etc.) avant dÕaller table, table autour de laquelle ils buvaient de lÕeau ou des boissons gazeuses sucres. Le vin rouge servi pendant le repas ne prit place comme accompagnement des mets des Ļnophiles que dans une deuxime tape.
En rsum, ce livre sera apprci par
divers types de lectorats : spcialistes de la consommation et des marchs
conomiques, tudiants de sociologie, amateurs de vins. Fernandez leur offre
une belle tude de cas sur un objet plutt plaisant.
Jean-Claude
Thoenig
Dauphine
Recherche en Management,
place
du Marchal-de-Lattre-de-Tassigny, 75775 Paris cedex 16, France
Adresse
e-mail : jean-claude.thoenig@dauphine.fr (J.-C. Thoenig).