Les transformations contemporaines de la sommellerie

 

Au dŽbut des annŽes 1960, il sĠagit dĠun mŽtier en crise, qui semble vouŽ ˆ dispara”tre. Les restaurateurs ne peroivent en effet plus lĠintŽrt de disposer dĠemployŽs spŽcialisŽs dans le vin. CĠest quĠavec la gŽnŽralisation de la commercialisation du vin en bouteilles aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, une grande partie des compŽtences professionnelles qui rendaient les sommeliers indispensables aux Žtablissements culinaires sont devenues obsoltes. Tant que les vins Žtaient vendus en vrac, parfois ˆ des stades prŽcoces de leur fabrication, les restaurateurs devaient prendre en charge des opŽrations qui aujourdĠhui incombent aux metteurs en marchŽ, comme la mise en bouteilles, la filtration, le sulfatage, ou le collage. Ils devaient en outre tre capables de prŽvenir, de repŽrer et guŽrir les diverses maladies susceptibles de frapper le vin au cours de son stockage en barrique. Cela impliquait quĠils recourent ˆ ces ouvriers qualifiŽs, disposant dĠun savoir-faire de type Ïnologique, quĠŽtaient les sommeliers. Avec le dŽveloppement de la vente du vin en bouteilles, ce type de compŽtence nĠest plus requis.

Les sommeliers ne conservent donc plus comme fonctions que la manutention des vins et le service en salle. Or, ces fonctions apparaissent aux yeux des restaurateurs comme des activitŽs peu qualifiŽes, pouvant tre prises en charge ˆ moindre cožt par des employŽs non spŽcialisŽs. CĠest que, dans le service du vin, toute la partie conseil aux clients Žtait alors beaucoup moins dŽveloppŽe quĠelle ne lĠest devenue depuis. LĠimpŽratif gastronomique dĠune harmonisation des saveurs des vins et de la cuisine, qui justifie le recours ˆ un expert des accords mets-vins, commence en effet ˆ peine ˆ tre affirmŽ au cours des annŽes 1920-1930. De mme, les attentes des clients par rapport aux sommeliers Žtaient moindre quĠaujourdĠhui pour tout ce qui touche aux informations sur lĠidentitŽ, la provenance, la fabrication ou le gožt des vins consommŽs. Voici ˆ cet Žgard le tŽmoignage, donnŽ par Georges Sachet, qui Žvoque les dŽbuts de sa carrire comme sommelier chez Marguery, en 1926 : Ç [Autrefois] les gens Žtaient moins connaisseurs. Ils buvaient du vin, le meilleur parfois, sans avoir la moindre information sur le cŽpage, le terroir, la vinification, le clos ou le ch‰teau. Mais ce quĠils dŽsiraient, ils le commandaient et nĠen dŽmordaient pas. Le sommelier devait bien servir le client, sĠoccuper de lui, lui tre tout dŽvouŽ : le client exigeait un service impeccable. Le sommelier nĠavait pas besoin dĠautant de connaissances quĠaujourdĠhui È[1] .

 Dans ces conditions, on assiste ˆ une substitution de plus en plus frŽquente des sommeliers par des employŽs polyvalents, ma”tres dĠh™tel ou garons de salles. Dans les annŽes 1950-1960, les effectifs de la profession sĠeffondrent : ils passent de un millier dans les annŽes 1930 ˆ une cinquantaine dans les annŽes 1960, soit une chute de 95 % (selon les estimations des organisations professionnelles). 

A la fin des annŽes 1960 cependant, quelques sommeliers entreprennent de sauver le mŽtier en tentant de redŽfinir son image et ses fonctions. Ils crŽent des associations rŽgionales qui seront ensuite fŽdŽrŽes au niveau national dans lĠUnion de la sommellerie franaise (UDSF). En 1973, cette union se dote dĠune revue, Bacchus international, qui sert aux professionnels de forum de rŽflexion et de tribune o sĠexpriment leurs revendications. LĠidŽe dŽveloppŽe par lĠUDSF est que la sommellerie doit encourager lĠŽvolution en cours des normes de la consommation de vin Ñet en tirer avantage. Mme si tous les clients ne deviennent pas nŽcessairement des amateurs, les sommeliers, pressentant les modifications de la base sociale des consommateurs de vins fins et les transformations de leurs attentes, soutiennent quĠils seront malgrŽ tout de plus en plus nombreux ˆ admettre que pour bien apprŽcier un vin, Ç il faut sĠy conna”tre È et que, ˆ dŽfaut dĠtre soi-mme compŽtent, il faut tre assistŽ par les conseils de quelquĠun qui le soit. Celui qui sert le vin doit donc pouvoir renseigner (comment est fait le vin ; dĠo il vient,É) et conseiller (accord des plats et des vins). Les sommeliers font ainsi valoir, aussi bien face aux concurrents des autres professions de la restauration que face aux patrons des Žtablissements, que le service du vin ne peut tre accompli que par un personnel qualifiŽ et spŽcifique. CĠest ainsi que se dessine une reprŽsentation du sommelier comme prescripteur, cĠest-ˆ-dire comme expert chargŽ dĠorienter la consommation des clients.

Pour valider cette reprŽsentation du sommelier et attester de sa compŽtence experte auprs du grand public et des autres acteurs du monde du vin, la profession institue dĠabord des concours de sommellerie, qui trs vite bŽnŽficient dĠune forte mŽdiatisation. Le premier dĠentre eux, crŽŽ en 1961, est celui de meilleur sommelier de France. En 1979, la maison de Champagne Ruinart parraine le lancement dĠune nouvelle Žpreuve : le trophŽe du meilleur jeune sommelier de France. Puis, est mis en place un concours de meilleur sommelier du monde (1983) et dĠEurope (1988). LĠŽpreuve la plus connue, celle qui a sans doute fait le plus pour la reconnaissance du sommelier aux yeux du grand public, est lĠŽpreuve de dŽgustation o les concurrents doivent dŽcrire les caractŽristiques dĠun vin et tacher de lĠidentifier ˆ lĠaveugle. Par son suspense et par son caractre mystŽrieux aux yeux du public non averti, cette Žpreuve de dŽgustation se prte particulirement bien ˆ la dramatisation et donc ˆ la mŽdiatisation, bien plus par exemple que lĠŽpreuve de correction dĠune carte de vins erronŽe, qui ne peut intŽresser que des spŽcialistes.

LĠautre axe du travail de construction de la compŽtence, cĠest la tentative pour faire reconna”tre par lĠŽducation nationale une formation et un dipl™me de sommellerie. Pour ce faire, les sommeliers bŽnŽficient dans les annŽes 1960 dĠun contexte trs favorable, puisque cĠest lĠensemble des mŽtiers du vin qui entreprennent de modifier le contenu de leurs programmes de formation pour les adapter aux progrs qui ont affectŽ le savoir et les techniques Ïnologiques et, tout particulirement les techniques dŽgustatives. Les sommeliers obtiennent ainsi, ds la fin des annŽes 1960, la mise en place dans les Žcoles h™telires dĠun cours dĠinitiation ˆ la dŽgustation. Avec la collaboration de lĠInstitut technique de la vigne (I.T.V), ils font Žditer un manuel, le PrŽcis dĠinitiation ˆ la dŽgustation[2], prŽsentant ˆ destination des Žlves des Žcoles h™telires un condensŽ vulgarisŽ des notions nouvelles. Il faudra attendre cependant 1980 pour voir la crŽation dĠun CAP dĠemployŽ sommelier. Les textes officiels dŽfinissent alors le sommelier comme Ç un ouvrier qualifiŽ dont lĠactivitŽ essentielle est de mettre ˆ la disposition de la clientle des boissons correspondant ˆ ses besoins È et prŽcisent le contenu des programmes enseignŽs aux Žlves-sommeliers : des cours dĠanalyse sensorielles doivent notamment leur permettre dĠapprendre ˆ Ç dŽcrire un vin et dŽterminer ses dŽfauts Žventuels È ; des cours sur la gŽographie viticole et sur le processus de fabrication des vins doivent les aider ˆ identifier la provenance et les caractŽristiques des vins. Ces matires comptent pour le tiers de la note totale. AujourdĠhui, les cours de sommellerie sont nombreux dans toute la France et fournissent un contingent annuel de quelques dizaines de jeunes dipl™mŽs. Preuve de lĠattrait des formations de sommeliers, un nouveau dipl™me a ŽtŽ crŽŽ en 1994 : il sĠagit dĠun Brevet de technicien sommelier (B.T), qui propose une formation plus poussŽe.

Au total, on voit bien comment une logique strictement professionnelle (sauver un mŽtier menacŽ) prend appui sur les transformations qui affectent le monde du vin et conduit ˆ la fois ˆ transformer la profession, mais aussi ˆ transformer le monde du vin en renforant le poids de lĠidŽologie Ïnophile. Au plan de lĠimage, image qui sĠincarne dans lĠŽlite professionnelle (vainqueurs des concours de sommellerie, chefs-sommeliers des grands Žtablissements), le personnage du sommelier fait dŽsormais figure dĠexpert du vin et de la dŽgustation et appara”t aux autres acteurs du monde du vin comme un acteur important au moins symboliquement de la culture Ïnophile.



[1]   Entretien avec Georges Sachet, dans Sommeliers, de Christian Saint-Roche, 1987Paris, Sze, 1987, p. 26

[2]   Puisais J., PrŽcis dĠinitiation ˆ la dŽgustation, ITV, Paris, 1969