Ce texte
montre dĠune part comment, du fait de certaines volutions techniques et
commerciales survenues au cours du XXme sicle, lĠutilit des employs
sommeliers a t progressivement remise en question dans la restauration et
lĠhtellerie, jusquĠ entraner la quasi-disparition de cette spcialit dans
les annes 1960 ; et dĠautre part, comment, pour surmonter cette crise, les
sommeliers ont ralis un travail de redfinition de leurs fonctions et de
leurs comptences en profitant des opportunits offertes par le dveloppement
dĠune nouvelle culture du vin, base sur la dgustation et lĠesthtisation du
vin.
Les
fonctions du sommelier jusquĠ lĠentre-deux-guerre
Au dbut du
sicle, les sommeliers remplissaient dans la restauration une triple fonction.
La premire,
qui a quasiment disparu aujourdĠhui, consistait veiller la conservation et
aux soins des vins entreposs dans les caves des restaurants. A cette poque en
effet, les vins taient encore trs souvent commercialiss en barriques,
parfois des stades prcoces de leur fabrication. Leurs acqureurs devaient
donc prendre en charge des oprations qui aujourdĠhui incombent aux
producteurs, telles que la mise en bouteilles, voire mme, dans certains cas,
telles que la filtration, le sulfatage, ou le collage. Les sommeliers devaient
en outre tre capables de faire face aux diverses maladies susceptibles de
frapper le vin au cours de son stockage en barrique. Il leur incombait donc de
les prvenir et, le cas chant, de les reprer et de les gurir. Cela supposait
quĠils possdent des connaissances, ou du moins un savoir-faire, de type
Ïnologique, qui faisaient dĠeux des ouvriers trs qualifis.
La
comptence dgustative tait dĠailleurs pour les sommeliers une dimension
essentielle de leur bagage technique, puisquĠelle tait le seul moyen dĠvaluer
le caractre Òloyal et marchandÓ des vins. Comme il nĠexistait pas de formation
scolaire en sommellerie, ils taient principalement forms Òsur le tasÓ au
contact des plus anciens. Pour les Parisiens, existait cependant une
association professionnelle, lĠUnion des sommeliers de Paris, fonde en 1906,
qui dispensait chaque semaine des cours dĠÏnologie sous la responsabilit dĠun
ingnieur agronome, auteur de nombreux ouvrages sur le vin, Raymond Brunet.
Enfin, les sommeliers pouvaient sĠappuyer sur un ouvrage classique, dit pour
la premire fois en 1813, puis r-dit (corrig et augment) de multiples
fois, en 1822, 1836, 1860, 1874, 1884 et 1922 : Le manuel du sommelier
et du marchand de vin,
qui constituait une somme du savoir technique ncessaire leurs activits de
cavistes.
Outre cette
fonction de soins des vins, les sommeliers accomplissaient encore deux types de
travaux : des tches de manutention et le service des vins en salle. En ce
qui concerne ce dernier aspect de leur mtier, il est clair que le service des
vins nĠtait pas tout fait dans la premire moiti du sicle ce quĠil est
devenu aujourdĠhui : les attentes des clients et les normes de la pratique
professionnelle cantonnaient en effet troitement le sommelier la fonction de
service proprement dite : dboucher les bouteilles et remplir les verres.
Toute la partie Òconseil aux clientsÓ tait quant elle trs peu dveloppe.
Comme nous le montrons ailleurs[1],
le thme de lĠharmonisation des saveurs des vins et de la cuisine ne sĠest
impos comme norme gastronomique quĠau cours des annes 1920-1930. JusquĠalors,
au lieu dĠtre considr, lĠinstar dĠaujourdĠhui, comme une activit
crative, livre la recherche esthtique et destine pousser plus loin le
raffinement gastronomique, le choix et le service des vins au cours dĠun repas
relevait plutt de prescriptions strictes et rigides, dictes par les
convenances et les usages tablis. Il nĠy avait donc pas proprement parler
chez la clientle un besoin de conseil quant aux choix des vins, puisque ces
derniers taient pour ainsi dire imposs par lĠusage. De la mme faon, il
semble que les attentes des clients par rapport aux sommeliers taient moindre
quĠaujourdĠhui pour tout ce qui touche aux informations sur lĠidentit, la
provenance, la fabrication ou le got des vins consomms. Voici cet gard le
tmoignage, donn en 1987, par Georges Sachet, qui voque les dbuts de sa
carrire comme sommelier chez Marguery, en 1926 :
Ò[Autrefois] les gens taient moins connaisseurs. Ils buvaient
du vin, le meilleur parfois, sans avoir la moindre information sur le cpage,
le terroir, la vinification, le clos ou le chteau. Mais ce quĠils dsiraient,
ils le commandaient et nĠen dmordaient pas. Le sommelier devait bien servir le
client, sĠoccuper de lui, lui tre tout dvou : le client exigeait un
service impcable. Le sommelier nĠavait pas besoin dĠautant de connaissances
quĠaujourdĠhuiÓ.[2]
A partir des
annes 1930 et jusquĠ la fin des annes 1960, le mtier de sommelier, tel que
nous venons de le dcrire, entre dans une priode de crise. Il subit dĠabord
les effets de la dpression conomique des annes 1930. Dans ce contexte o les
restaurants cherchent rduire leurs cots de fonctionnement, la question de
lĠutilit des sommeliers parmi le personnel des tablissements commence en
effet se poser de faon pressante. Parmi les fonctions traditionnelles du
sommelier que nous venons de rappeler, la manutention et le service en salle apparaissent
comme des activits peu spcialises et peu qualifies qui peuvent donc
aisment tre prises en charge par dĠautres employs. Commence alors un
processus de substitution des sommeliers par des matres dĠhtel ou des garons
de salles, qui assurent un service polyvalent des mets et des vins.
La forte spcialisation du travail de caviste constitue cependant encore un obstacle une complte substitution. Mais lĠvolution des techniques de commercialisation aprs la guerre conduit aussi une dqualification de cet aspect du mtier. En effet, du ct des producteurs, lĠhabitude se gnralise de vendre directement le vin en bouteille, de sorte que toutes les activits lies au stockage du vin en barrique sont dsormais effectues avant la vente des vins. Face aux autres professions de la restauration, face aux propritaires des tablissements, les sommeliers se retrouvent alors dans une position dlicate o ils ne peuvent gure justifier lĠutilit dĠun employ spcialis dans le vin. CĠest ce que souligne le tmoignage de Georges Sachet :
ÒLe personnel de cette poque [dans les annes 1950-60] tait
trs hostile la fonction de sommelier. Il le considrait comme un employ
superflu, sans fondement dans la hirarchie de service et prlevant une part du
tronc quĠil aurait prfr se rserver. (É) Pendant trop longtemps, nous avons
t considrs comme des parias de la restauration. Pas uniquement par les
patrons, qui ne comprennent toujours pas lĠutilit dĠun sommelier, mais aussi
par certaines gens du personnel qui nous prennent pour des serveurs concurrentsÓ.[3]
Cette crise
dĠidentit professionnelle a des manifestations trs concrtes. DĠabord sur le
plan des effectifs. Certes, il est trs difficile dĠvaluer leur volution avec
prcision, puisque les sommeliers nĠont pas dĠexistence dans les nomenclatures
statistiques officielles : ils ne sont pas recenss par lĠINSEE et sont en
fait confondus avec lĠensemble du personnel de la restauration. Cependant,
selon le tmoignage de certains sommeliers qui ont eu dans les annes 1970-1980
des fonctions de reprsentation dans les organismes professionnels, la chute
des effectifs est considrable. Dans la revue Bacchus International (publication de lĠUnion franaise de
la sommellerie) de janvier 1973, le nombre de sommeliers dans les annes
1930-1932 est estim neuf cents Paris et une centaine en province, soit
environ un millier au total. Selon Paul Brunet, auteur en 1987 dĠun manuel pour
les apprentis sommeliers et qui retrace brivement lĠhistoire de la profession,
ce nombre est tomb une cinquantaine dans les annes 1960. En trente ans, se
produit donc une chute des effectifs de 95%. Sur le plan institutionnel aussi,
le dclin est sensible, puisque lĠancienne Union des sommeliers, cre en 1906,
fusionne en 1961 avec la Mutuelle htelire, mettant ainsi fin ses fonctions
de formation des jeunes sommeliers et dĠorganisme de placement. A la fin des
annes 1960, la sommellerie apparat ainsi comme une profession en voie de
disparition, qui ne subsiste plus que sous forme dĠilts dans quelques
tablissements de grand luxe.
Le
renouveau de la profession partir de la fin des annes 1960
A la fin des
annes 1960 cependant, quelques sommeliers entreprennent de sauver le mtier en
tentant de redfinir lĠimage et les fonctions de la profession. On peut dcrire
ce processus en sĠappuyant sur la notion de professionnalisation. La
professionnalisation, cĠest--dire le processus par lequel un corps de mtier
revendique un champ dĠactivits particulier, passe par un travail
dĠargumentation auprs de diffrents publics, commencer par les clients
potentiels du groupe professionnel, visant imposer une reprsentation du
professionnel comme dtenteur dĠune comptence utile. Or, cĠest un tel travail
de professionnalisation, ou plutt de re-professionnalisation, quĠentreprennent
les sommeliers en cherchant dfinir quels besoins rpond leur mtier et sur
quelles comptences il doit sĠappuyer.
Tout dĠabord,
sur le plan institutionnel, des associations sont cres pour reprsenter les
intrts de la profession et les faire valoir auprs de diffrents publics. Les
sommeliers se regroupent ainsi dans des associations rgionales comme
lĠAssociation des sommeliers de Paris (ASP) ou lĠAssociation des sommeliers de
Lyon et de Rhne-Alpes (ALSERA) et toutes ces associations sont leur tour
fdres au niveau national dans lĠUnion de la sommellerie franaise (UDSF). En
1973, cette union se dote dĠune revue, Bacchus international, qui sert aux professionnels de
forum de rflexion et de tribune o sĠexpriment leurs revendications.
LĠobjectif explicitement pos est de dfinir la place des sommeliers dĠune part
par rapport aux autres professions de la restauration, dĠautre part par rapport
aux acteurs du monde du vin.
ÒLĠobjectif essentiel de cette revue est de nous permettre de mieux nous dfinir par rapport lĠensemble des personnels de la restauration, de lĠhtellerie, des producteurs, des ngociants en vins. (É) En mme temps, nous voulons nous faire entendre des Pouvoirs Publics et affirmer notre originalit et notre volont de croissance, sinon de survie, par rapports nos collgues de la corporation htelire. (É) Nous avons pris notre indpendance parce que nous tions, nous sommeliers professionnels, noys dans la masse : directeur, matre dĠhtel, chef de rang, fille de salle, femme de chambre, etcÉ ; sans possibilit dĠaction aucuneÓ.[4]
En ce qui
concerne la dmonstration de leur utilit, les sommeliers des annes 1970
prennent acte du dclin irrmdiable du sommelier-caviste. Ainsi, Gilbert
Letort, prsident de lĠUDSF, crit-il : ÒLe ct manutention de la
profession (mise en bouteille, traitement du vin) sĠestompe peu peu. Il nĠest
plus indispensable quĠun sommelier connaisse et sache soigner les maladies du
vin en ftÓ. CĠest
plutt sur le travail mme de service des vins que lĠaccent est mis, mais un
service enrichi, anobli, qui ne se limite pas manipuler des bouteilles. En
effet, lĠide dveloppe par lĠUDSF est que les clients, aujourdĠhui, attendent
un travail de conseil de la part du sommelier. CĠest ce que souligne un
professeur de sommellerie dans la prface dĠun manuel destin aux apprentis
sommeliers :
ÒRestaurateurs, futurs restaurateurs, attention ! Au dbut du
sicle dans les salons la mode, les conversations portaient sur la
littrature, le thtre, la musique. Dieu merci, ces sujets de conversation
existent toujours, mais il en est un nouveau qui prend chaque jour plus
dĠimportance : le vin. Partout en France, des cours sont organiss ; les
non-professionnels sĠy prcipitent et y travaillent srieusement. Il y aura de
plus en plus de clients qui souhaiteront parler de vin avec vous. Ne les
dcevez pas !Ó[5]
La
restauration doit ainsi prendre acte de lĠvolution des normes de la
consommation de vin : le vin deviendrait pour un public croissant quelque
chose dont on parle, un objet d'esthtisation. Mme si tous les clients ne
deviennent pas ncessairement des connaisseurs, les sommeliers, pressentant les
modifications de la base sociale des consommateurs de vins fins et les
transformations de leurs attentes, soutiennent quĠils seront malgr tout de
plus en plus nombreux admettre que pour bien apprcier un vin, Òil faut sĠy
connatreÓ et que, dfaut dĠtre soi-mme comptent, il faut tre assist par
les conseils de quelquĠun qui le soit. Celui qui sert le vin doit donc pouvoir
renseigner (comment est fait le vin ; dĠo il vient,É) et conseiller (accord
des plats et des vins). Et, mme lorsquĠil ne mobilise pas effectivement ses
comptences techniques, il doit du moins faire autorit, cĠest--dire
manifester par son titre ou ses gestes quĠil est bien la personne consacre et
habilite pour clbrer le culte du beau vin. Les sommeliers font donc valoir,
aussi bien face aux concurrents des autres professions de la restauration que
face aux patrons des tablissements, que le service du vin ne peut tre
accompli que par un personnel qualifi et spcifique. CĠest ainsi que se
dessine une reprsentation du sommelier comme prescripteur, cĠest--dire comme
expert charg dĠorienter la consommation des clients.
Cette
argumentation pour redfinir la fonction du sommelier sĠaccompagne dĠune
redfinition du bagage de comptences que ce dernier doit possder pour la
remplir. La profession, travers ses organes reprsentatifs, commence ainsi,
dans les annes 1960, militer pour que se mettent en place des institutions
de formation spcifiquement adaptes la sommellerie et qui attestent de sa
comptence experte. Cette dernire doit comporter deux aspects : dĠabord,
une culture gnrale du vin, qui consiste en un savoir livresque comprenant la
connaissance de la gographie viticole, des cpages, des procds gnraux de
fabrication du vin et des usages typiques de chaque rgion. En outre, un
sommelier se doit aussi Ñet surtoutÑ de possder une connaissance personnelle
des vins et des vignerons, faite du contact direct avec les produits et les
producteurs. En particulier, le sommelier doit avoir une vaste exprience
dgustative.
Pour donner
ces comptences aux sommeliers et pour convaincre le public quĠils les
possdent bien, la profession va sĠappuyer sur le mise en place de deux types
dĠinstitution : le concours de sommellerie et un enseignement professionnel
spcifique.
SĠagissant
des concours, ils ont jou un rle considrable dans la reconnaissance de la
comptence et de lĠutilit de la sommellerie. Le premier dĠentre eux, celui de
meilleur sommelier de France, est cr en 1961. En 1979, la maison de Champagne
Ruinart parraine le lancement dĠune nouvelle preuve : le trophe du
meilleur jeune sommelier de France. Puis, est mis en place un concours de
meilleur sommelier du monde (1983) et un concours de meilleur sommelier
dĠEurope (1988). Tous ces concours sont plus ou moins organiss de la mme
manire et comportent des preuves semblables. Dans lĠordre chronologique de
droulement, vient une preuve thorique qui consiste rpondre un
questionnaire crit sur les connaissances viti-vinicoles et lĠÏnologie. Les
questions poses dans ces tests exigent des candidats une rudition
considrable sur la gographie viticole, lĠamplographie, ou encore lĠÏnologie.
Viennent ensuite des preuves pratiques, en rapport direct avec la pratique
professionnelle quotidienne des sommeliers, telles que la dcantation dĠune
bouteille, la conversation dans une langue trangre ou la correction dĠune
carte de vin errone. Mais lĠpreuve la plus connue, celle qui a sans doute
fait le plus pour la reconnaissance du sommelier aux yeux du grand public, est
sans doute lĠpreuve de dgustation, o les concurrents doivent dcrire
oralement les caractristiques dĠun vin et tacher de lĠidentifier lĠaveugle.
Par son suspense et par son caractre mystrieux aux yeux du public non-averti,
cette preuve de dgustation se prte en effet particulirement bien la
dramatisation et donc la mdiatisation, bien plus par exemple que lĠpreuve
de correction dĠune carte de vins errone, qui ne peut intresser que des
spcialistes.
Au total,
par la nature de leurs preuves, ces concours de sommellerie remplissent
plusieurs fonctions. DĠabord ils mettent en scne les gestes traditionnels du
sommelier et montrent lĠattachement de la profession un rituel de service
trs codifi, trs solennel qui confre lĠacte de boire un caractre
extra-ordinaire, sacralis. Ensuite, ils remplissent des fonctions internes
la profession. DĠune part, ils permettent dĠlever le niveau rel de comptence
des membres de la profession grce au travail de prparation quĠils exigent de
la part des candidats. Pour les reprsentants de la profession qui lĠont
institu, cĠtait dĠailleurs le principal objectif vis : permettre la
profession de sĠauto-transformer en favorisant lĠapparition de vritables spcialistes
du vin et de la dgustation. Il semble dĠailleurs que lĠobjectif ait t
atteint. Ainsi Jean Frambourt, prsident de lĠUDSF en 1987, dclare-t-il :
ÒLes concours ont marqu la profession. (É) Ils ont cr une mulation entre
les sommeliersÓ.[6]
Si cette formule du concours a connu un tel succs auprs des sommeliers, cĠest
sans doute aussi parce que ces derniers ont rapidement pu constater quĠelle
gnrait des profits varis. La victoire ces concours, largement relaye par
les mdias, spcialiss ou gnralistes, donne en effet un prestige
considrable aux vainqueurs et constitue un formidable acclrateur des
carrires professionnelles. Les sommeliers prims sont ainsi trs recherchs
par les grands tablissements de restauration (les toils Michelin, les
palaces) qui y voient un gage de comptence professionnelle et un argument
faire valoir auprs de leur clientle. De mme, certaines entreprises de la
branche ÒvinÓ (socits de vente, maisons de ngoce, etcÉ), la recherche de
personnel qualifi, prennent peu peu lĠhabitude de contacter les sommeliers
consacrs et de les ÒdbaucherÓ du secteur de la restauration pour en faire
leur Òresponsable qualitÓ ou Òleur responsable des achatsÓ. De mme encore,
les revues vinicoles, qui partir de la fin des annes 1970, se spcialisent
dans des activits de conseil dĠachat dveloppent une collaboration troite
avec les sommeliers rputs, parmi lesquels se trouvent de trs nombreux
anciens vainqueurs de concours.
LĠautre axe
du travail de construction de la comptence, cĠest la tentative pour faire
reconnatre par lĠEducation nationale une formation et un diplme de
sommellerie. Dans les annes 1950-1960, des formations professionnelles aux
mtiers de lĠhtellerie, principalement des CAP, avaient t mises en place,
mais aucun cursus nĠtait spcifiquement destin au service des vins.
Cependant, les sommeliers bnficient dans les annes 1960 dĠun contexte trs
favorable pour faire entendre leur voix auprs des pouvoirs publics et pour
faire admettre leur volont de spcialiser leur formation. En effet, comme on
le montre ailleurs[7], cĠest
lĠensemble des mtiers du vin qui entreprennent cette poque de modifier le
contenu de leurs programmes de formation pour les adapter aux progrs qui ont
affect le savoir et les techniques Ïnologiques.
CĠest dans
ce contexte gnral dĠinstitutionnalisation de lĠenseignement de la dgustation
que les sommeliers rclament eux-aussi la cration dĠune formation
professionnelle leur permettant de participer au mouvement. Ds la fin des
annes 1960, les sommeliers obtiennent la mise en place dans les coles
htelires dĠun cours dĠinitiation la dgustation et, avec la collaboration
de lĠInstitut technique de la vigne (I.T.V), font diter un manuel, le Prcis
dĠinitiation la dgustation[8], prsentant destination des lves
des coles htelires un condens vulgaris des notions nouvelles. CĠtait un
premier pas vers lĠobjectif vis par la corporation : lĠtablissement dĠun
cursus scolaire spcifique aux sommeliers.
Il faudra
attendre cependant 1980 pour voir la cration dĠun CAP dĠemploy sommelier. Les
textes officiels dfinissent alors le sommelier comme Òun ouvrier qualifi
dont lĠactivit essentielle est de mettre la disposition de la clientle des
boissons correspondant ses besoinsÓ et prcisent le contenu des programmes enseigns aux
lves-sommeliers : des cours dĠanalyse sensorielles doivent notamment
leur permettre dĠapprendre Òdcrire un vin et dterminer ses dfauts
ventuelsÓ ; des
cours sur la gographie viticole et sur le processus de fabrication des vins
doivent les aider identifier la provenance et les caractristiques des vins.
Ces matires comptent pour le tiers de la note totale.
Au total, on
peut dire que ce processus de reprofessionnalisation fond sur la revendication
dĠune comptence dgustative a permis la profession sommelire de sauver un
mtier qui semblait vouer disparatre. AujourdĠhui, les cours de sommellerie
sont nombreux dans toute la France et fournissent un contingent annuel de
quelques dizaines de jeunes diplms. Preuve de lĠattrait des formations de
sommeliers, un nouveau diplme a t cr en 1994 : il sĠagit dĠun Brevet
de technicien sommelier (B.T), qui propose une formation plus pousse.
Malgr tout,
il reste difficile dĠapprcier lĠampleur exacte du renouveau de la profession.
Au plan de lĠimage, image qui sĠincarne dans lĠlite professionnelle
(vainqueurs des concours de sommellerie, chefs-sommeliers des grands
tablissements), il ne fait pas de doute que le personnage du sommeliers fait
figure dĠexpert du vin et de la dgustation et apparat aux autres acteurs du
monde du vin comme un acteur important (au moins symboliquement) de la culture
Ïnophile.
Si lĠon sort
cependant des hautes sphres de la sommellerie, porteuse de la reprsentation
que la profession cherche donner dĠelle-mme, il est plus difficile dĠtablir
un bilan. Le CAP de sommellerie, formation spcialise, a t un chec et a t
remplac ds 1985 par une Òmention complmentaire dĠemploy sommelierÓ. Comme
son nom lĠindique, cette formation vient en ralit complter une formation destine aux employs
de service de lĠhtellerie et de la restauration. Elle ne forme donc pas des
sommeliers proprement parler, mais des employs de service polyvalents ayant
appris, entre autres, servir du vin. On ne peut donc pas considrer quĠun
diplm de sommellerie est un sommelier : il est apte remplir des
fonctions de service du vin Ñce qui est trs diffrent. La cration de diplmes
de sommellerie nĠa donc pas permis aux sommeliers de clore le processus de
professionnalisation en instaurant une barrire lĠentre de la profession. De
fait, dans la restauration, les employeurs, hormis dans les htels et les
restaurants de standing, ne recherchent pas de sommeliers spcialiss, des
Òexperts du vinÓ, mais des employs de service polyvalents qui sont moins
coteux, puisquĠon peut leur faire faire plus de choses. Le fait de disposer
dĠune mention complmentaire de sommellerie est donc simplement un atout pour
trouver un emploi, puisquĠelle garantit lĠemployeur que son employ pourra aussi remplir des fonctions de service du
vin, mais elle ne garantit aucunement une expertise dgustative et Ïnophile.
La frontire
qui dlimite la sommellerie est donc floue.
[1] La critique vinicole en France. Pouvoir de prescription et
construction de la confiance,
Paris : LĠHarmattan, Collection Logiques sociales, 2004
[2] Entretien avec Georges Sachet, dans Sommeliers, de Christian Saint-Roche, 1987
[3] Entretien avec Georges Sachet, dans Sommeliers, de Christian Saint-Roche, 1987
[4] Bacchus International : la revue des sommeliers, avril 1973
[5] Paul Brunet, Le vin et les vins au restaurant, 1987 (manuel destin au BEP, BAC professionnels et BTH ).
[6] Entretien avec Jean Frambourt, dans Sommeliers, de Christian Saint-Roche, 1987
[7] La critique vinicole en France. Pouvoir de prescription et
construction de la confiance,
Paris : LĠHarmattan, Collection Logiques sociales, 2004
[8] Puisais J., Prcis dĠInitiation la dgustation, ITV, Paris, 1969