Le mot culture, en Franais, prte confusion parce quĠil vhicule une pluralit de sens, ainsi que de nombreuses connotations. Je commencerai donc par dfinir en quel sens je lĠutilise. Il sĠagit dĠun ensemble li de manires de penser, de sentir et dĠagir, plus ou moins formalises, qui sont partages par une pluralit de personnes. Une culture, cĠest donc un ensemble de valeurs, dĠides, de croyances, de gots, mais cĠest aussi des actions, des instruments pour agir, des formes de sociabilit pour coordonner les acteurs. Elle est relative, une poque donne, un espace social.
La culture, ainsi dfinie, se donne observer extrieurement comme un objet, travers ses manifestations concrtes : actions, comportements, paroles, outils quipant lĠaction. Mais la culture a aussi, bien entendu, une dimension symbolique. Elle comprend des manires de penser et de sentir. Les lments qui la composent forment donc un ensemble signifiant pour les acteurs qui participent cette culture. Elle est vcue, ressentie, pense par des individus qui donnent sens ce quĠils font et qui se comprennent entre eux parce quĠils se rfrent des croyances, des gots, un langage communs. Pour tudier une culture, il faut donc mettre en Ïuvre la fois un travail dĠobservation, qui permet dĠapprhender ses manifestations concrtes, mais aussi un travail de comprhension, qui permet de reconstituer le point de vue des acteurs et de reconstruire les significations culturelles.
JĠen viens maintenant la dimension culturelle du vin.
Le vin, cĠest une vidence, en tant que produit labor par lĠhomme et consomm par lĠhomme, en tant que produit ayant une longue histoire, est un objet culturel. En particulier, la consommation de vin sĠinscrit dans un ensemble de rgles ou de normes socialement constitues.
Cependant, si le vin est un objet culturel, il est vident aussi quĠil nĠy a pas une culture du vin, mais une pluralit de cultures vineuses. Cette pluralit se manifeste sur un plan historique travers des transformations dans les manires de boire, mais aussi sur un plan sociologique travers lĠexistence, un moment donn, dĠune pluralit de formes typiques de consommation de vin. JĠinsiste sur ce caractre pluriel de la culture du vin. La culture Ïnophile dont je vais faire la description maintenant est une culture vineuse parmi dĠautres. Cette culture Ïnophile construit une reprsentation particulire de lĠamateur de vin. Mais cette reprsentation de lĠamateur nĠest videmment pas universelle. Il nĠy a pas Ñet je ne donne pasÑ une dfinition universelle de lĠamateur de vin. Je me contente de dcrire les normes du bien boire au sein dĠune culture vineuse particulire que jĠappelle la culture Ïnophile.
Je procderai en 4 tapes :
ÑdĠabord, une prsentation de ce qui est le fondement normatif de la culture Ïnophile, ce que jĠappelle lĠidologie Ïnophile ;
Ñensuite, une prsentation de lĠquipement culturel sur lequel sĠappuie le got des amateurs de vin dans le monde de la culture Ïnophile ;
Ñen troisime lieu, je dirai quelques mots sur les frontires du monde de la culture Ïnophile pour indiquer qui participe la vie de cette culture ;
Ñje terminerai par une mise en perspective historique de cette culture vineuse particulire quĠest la culture Ïnophile en revenant sur un moment important de sa gense.
IÑ Les fondements idologiques de la culture Ïnophile
JĠemploie ici ce terme dĠidologie sans connotation politique ou
pjorative. Il dsigne simplement un systme dĠides et de jugements explicits
et relativement cohrents , un discours structur.
Cette idologie Ïnophile sĠexprime dans les innombrables ouvrages sur le
vin qui sont publis chaque anne et qui se donnent pour objectif dĠduquer les
consommateurs de vin pour en faire Ç dĠauthentiques È amateurs. Elle
sĠexprime aussi dans les trs nombreux clubs et coles de dgustation qui
proposent aux buveurs de vin de sĠinitier la dgustation. Bref, on peut
parler dĠidologie Ïnophile au sens o il existe dans le monde de la culture
Ïnophile un discours structur et cohrent visant dfendre et diffuser
certaines manires de penser, de sentir et dĠagir parmi les consommateurs de
vin.
En quoi consiste cette idologie Ïnophile ? Son principe fondamental
est de considrer que le vin doit tre plac au centre dĠun univers du got
spcifique. Selon les normes de la culture Ïnophile, un authentique amateur est
en effet celui qui considre le vin comme un champ dĠexploration gustatif,
qui fait de la dgustation des vins une espce de hobby, de passion. Goter pour le plaisir de goter, de comparer
les styles de vins, de les classer, dĠen dcouvrir de nouveaux, dĠexprimenter
de nouvelles sensations, avec toujours lĠespoir de tomber sur un vin
exceptionnel et dĠaccder lĠexprience esthtique du beau ou du sublime : tel
est le moteur de lĠactivit Ïnophile. Dans le monde de la culture Ïnophile,
lĠamateur de vin aime donc le vin comme amateur de peinture ou de musique aime
la peinture ou la musique, cĠest--dire en le considrant comme un domaine
explorer pour y exprimenter des moments de ravissement esthtique.
Je mĠarrte un instant sur cette ide que, travers sa passion pour la
dgustation, lĠÏnophile devient en quelque sorte lĠexplorateur dĠun univers du
got particulier. Dire que le vin est au centre dĠun univers du got
spcifique, cela peut sembler un truisme. Le vin, cĠest une vidence, a un
got, il se gote. Le boire, cĠest ncessairement le goter, apprcier son
got. Mais du fait quĠun aliment ait un got ne dcoule pas forcment quĠil se
forme autour de lui un univers culturel spcifique. Pour prendre deux exemples
triviaux, la carotte ou la viande de boeuf sont des aliments qui ont un got,
mais il ne sĠensuit pas que ces aliments soient au centre dĠun univers du got
spcifique. Il nĠy a pas de critiques boviniques qui publient des best-sellers
pour livrer de savantes expertises et des conseils dĠachat concernant la viande
de boeuf comme il existe des critiques vinicoles qui publient des guides
consacrs au vin. Il nĠexiste pas de cercles dĠamateurs de carottes qui se
runissent le samedi soir pour dguster et comparer des varits de carottes et
disserter longuement sur leur got. Mme si lĠon prend des aliments
Ç nobles È, ayant un fort pouvoir de distinction sociale, comme le
caviar ou le foie gras en France, ces aliments ne vont pas gnrer un univers
du got spcifique. Leur consommation va tre fortement ritualise de manire
mettre en scne leur valeur de distinction sociale, mais personne nĠen fait des
objets de loisir cultiv.
Bref, un amateur dans la culture Ïnophile nĠest pas seulement quelquĠun qui
prend plaisir boire de bons vins , qui apprcie les sensations lies la
consommation de vinÑmme si ce plaisir fait videmment partie de la culture
Ïnophile. Au-del de cela, lĠamateur se dfinit par une posture, par un regard
sur le vin : lĠamateur est celui qui exploite ses facults sensorielles
olfactives et gustatives, facults prsentes en chacun de nous, pour
entreprendre dĠexplorer le champ dĠexpriences esthtiques que lui ouvrent,
potentiellement, ces facults sensorielles.
IIÑLĠquipement culturel du got de lĠamateur de vin dans la culture
Ïnophile
Pour mener bien cette exploration de lĠunivers du got du vin,lĠamateur doit se munir de cls, mettre en Ïuvre ce que certains sociologues appellent des mdiations. Ces mdiations sont formes de tout un ensemble dĠquipements culturels collectivement et historiquement constitus. Cet quipement, constitutif de la culture Ïnophile, comprend des corps entrans, des crits, des objets matriels divers, des lieux organiss, ou bien encore des circuits conomiques spcifiques.
La culture Ïnophile
exige des corps entrans. CĠest une vidence, puisque la dgustation suppose
la mise en Ïuvre dĠun ensemble de techniques corporelles. Pour dguster, il
faut en effet matriser une gestuelle qui est un outil corporel permettant
dĠanalyser, de dcrire et, in fine, dĠapprcier le got de vin. Cette
gestuelle est connue de tous. Je la rappelle brivement. Aprs un examen de la robe du vin, notamment
des bords du disque, le dgustateur amateur sent une premire fois le
vin ; ensuite, il imprime son verre un mouvement de giration, que
le profane est gnralement incapable dĠimiter, et procde une seconde olfaction ;
aprs cela, il prend une gorge de vin qui, au lieu dĠtre avale, reste dans
la bouche, ce qui permet au dgustateur, en entrouvrant les lvres, dĠaspirer
de lĠair, au prix parfois dĠun bruit contraire aux rgles de la biensance, de
faon percevoir les parfums du vin par rtro-olfaction ; enfin, le vin,
plus ou moins longtemps mastiqu, est soit aval, soit recrach. Cette
gestuelle est la premire chose quĠon apprend quelquĠun qui souhaite
sĠinitier la culture du vin.
Les personnes qui demeurent
extrieures au monde de la culture Ïnophile voient seulement dans toute cette
gestuelle dgustative une sorte de rituel formaliste fait pour impressionner le
profane. CĠest une erreur. Il sĠagit avant tout dĠune technique dont la
fonction est de mieux sentir et de mieux goter le vin. Cette gestuelle permet de dcomposer lĠacte de boire en une srie dĠtapes,
ce qui permet de dcomposer le jugement dgustatif proprement dit en une srie
de jugements intermdiaires qui portent, chacun, sur une tape de la gestuelle.
Cette gestuelle est donc un outil corporel qui permet de prendre
Ç prise È sur le vin, au sens ou un grimpeur prend prise sur une
paroi, et qui rend ainsi possible une activit cognitive complexe, ressentir et
analyser des sensations olfactives et gustatives. Cette gestuelle est donc la
premire chose quĠon apprend quelquĠun qui souhaite sĠinitier la culture du
vin. CĠest la leon numro 1 des clubs et des coles de dgustation.
La culture Ïnophile sĠappuie aussi sur un langage spcialis (ce qui ne veut pas forcment dire prcis, au
sens scientifique du terme). LĠactivit dgustative est en effet une activit
discursive. Dguster, ce nĠest pas seulement boire : cĠest analyser ce que
lĠon boit et parler de ce que lĠon boit. LĠapprciation du vin passe en effet
par un effort pour nommer les caractristiques du vin et pour construire un
jugement sur la manire dont ses composantes sĠagencent pour former un ensemble
harmonieux ou disgracieux. Toute initiation la culture Ïnophile passe donc par
une initiation au langage du vin. Dans les clubs de dgustation ou les coles
de dgustation, la sance inaugurale commence toujours par la distribution dĠun
lexique des termes de la dgustation.
LĠattention et lĠenthousiasme des dgustateurs dbutants se portent avant
tout vers la description des nuances olfactives des vins. Ils vont dire que le
vin a un bouquet de violette, de cassis, etc. Mais lĠanalyse sĠtend aussi
lĠanalyse des sensations en bouche, pour percevoir sa structure tannique, son
acidit, son volume, sa texture, etc. Un des premiers objectifs dsign aux
apprentisÑdgustateurs, cĠest, partir de cet effort dĠanalyse du got des
vins, de sĠentraner brosser un portrait fidle des vins dgusts.
Au-del de lĠeffort pour dcrire objectivement les caractristiques du got du vin, la dgustation (chez lĠÏnophile) vise percevoir et caractriser un style dans le vin dgust. De mme quĠun amateur de peinture ou dĠarchitecture, devant un tableau ou un difice, va sĠefforcer de retrouver dans lĠÏuvre quĠil contemple lĠexpression dĠun courant artistique, dĠune poque ou dĠun artiste ; de mme, un amateur de vin cherchera percevoir dans tel vin lĠexpression typique dĠun cpage, dĠun millsime, dĠun terroir ou, mme, de la ÒpatteÓ dĠun vigneron. Il va apprcier son originalit, son classicisme ou sa banalit. Bref, la dgustation Ïnophile est une entreprise de construction de jugements esthtiques parfois extrmement complexes.
La culture Ïnophile a aussi ses objets spcialiss. Les verres, bien entendu, sont lĠobjet fondamental. Leur forme doit tre spcifiquement tudie pour faire ressortir les parfums du vin (verres en forme de tulipe). Ils doivent aussi comporter un long pied, qui permet dĠimprimer plus facilement un mouvement de giration au liquide et grce auquel on peut tenir le verre sans que la main rchauffe le vin. Un verre inadquat gche totalement une dgustation, car il empche dĠapprcier les qualits du vin.
La culture Ïnophile a aussi ses crits. Chaque anne, rien quĠen France, paraissent quelques dizaines dĠouvrages consacrs au vin et lĠart de boire, sans compter de nombreux magasines spcialiss. Or, toutes ces publications concourent la diffusion de la culture Ïnophile en propageant les valeurs et les normes caractristiques de la culture Ïnophile, mais aussi en diffusant les connaissances indispensables lĠquipement du got des buveurs. Ces ouvrages traitent par exemple de la gographie des vignobles. Comment dguster vritablement un cr de Bourgogne si lĠon nĠa pas en tte la carte des climats bourguignons ? Ces ouvrages traitent aussi de la technique de la dgustation, de lĠart des accords entre mets et vins. Certains traitent mme de la fabrication du vin, tant il est vrai que lĠapprciation dĠun vin est plus complexe et plus riche quand on est en mesure de faire le lien entre le vin quĠon dguste et les techniques qui ont permis de le produire.
La culture Ïnophile sĠappuie encore sur des lieux organiss. Il existe par exemple des forums de discussion sur Internet o les amateurs peuvent faire part de leurs expriences et solliciter des conseils auprs des autres internautes. Mais le plus important est que la passion de la dgustation conduit les amateurs nouer des formes de sociabilit spcifiques. Ils se regroupent entre amis ou au sein de clubs pour se livrer des sances de dgustation. Ces sances se droulent gnralement ainsi. Un thme a t dfini pralablement et un chantillonnage de vins correspondant runi. On organisera par exemple une horizontale, qui permettra de juger des produits dĠune mme anne, dans une rgion donne ; ou bien une verticale, qui permettra, pour un chteau ou un domaine prcis, dĠapprcier lĠvolution de la production au cours du temps. On commence le plus souvent par une dgustation pure, cĠest--dire que les vins sont dgusts en-dehors dĠun repas. CĠest parfois aussi, une dgustation lĠaveugle. Quoi quĠil en soit, chacun respecte le rituel : il hume, mche, aspire, mais ne recrache pas aussi souvent quĠil le devrait. Il prend aussi des notes par crit. Puis, on change avec les autres des commentaires, on confronte ses impression et ses conclusion. On passe alors la bouteille suivante. Il est frquent que des notes chiffres soient attribues aux vins. Quand la dgustation se fait lĠaveugle, un jeu de devinettes pour identifier AOC, millsime et vigneron renforce la dimension ludique de la sance. Il sĠagit bien la fois de se cultiver (cĠest srieux) et de sĠamuser (le vin nĠest pas triste). Quand cĠest matriellement possible, la dgustation pure est suivie dĠun repas : les vins sont alors regots, mais de faon plus traditionnelle, en tant quĠaccompagnement des plats. CĠest lĠoccasion de tester et dĠapprcier des accords entre mets et vins, la recherche des meilleurs accords tant une activit apprcie des Ïnophiles.
Pour finir, sur cette prsentation trs rapide des instruments qui quipent la culture Ïnophile et qui rendent possible lĠexploration de lĠunivers du got du vin par les amateurs, je dirais que la culture Ïnophile possde aussi ses circuits conomiques spcifiques. Ces circuits dĠapprovisionnement et de distribution sont indispensables pour permettre aux amateurs de se livrer lĠexploration dgustative de lĠunivers du vin. Comme un amateur de peinture a besoin quĠil existe des galeries dĠart et des muses, lĠamateur de vin a besoin que des circuits commerciaux spcifiques lui facilitent lĠaccs matriel aux vins susceptibles de lĠintresser. Il existe ainsi des salons vineux, plus ou moins select, o les amateurs peuvent rencontrer les vignerons et goter leurs vins. Il existe des foires aux vins o, chaque anne, les grandes surfaces proposent un trs grand nombre de rfrences. La plupart dĠentre elles sont de pitres qualits, mais les amateurs qui appartiennent aux cercles Ïnophiles connaissent les bons hypermarchs, ceux o lĠon peut trouver dĠexcellentes affaires. Il existe enfin un vaste rseaux de cavistes, cĠest--dire de boutiques spcialises dans la vente de vins. Tous les cavistes nĠintressent pas galement les amateurs de vin. Mais certains de ces cavistes sont connus pour proposer les grands classiques de la culture Ïnophiles (notamment les Bourgognes et les vins du Rhne les plus recherchs et les plus rares) ou bien pour jouer un rle de Ç dnicheur È de vignerons peu connus mais promis un bel avenir.
IIIÑLes frontires du monde de la culture Ïnophile
JusquĠ prsent, jĠai en revanche t assez allusif sur la question de lĠidentification des acteurs du monde de la culture Ïnophile. Or, comme je lĠindiquais dans ma dfinition introductive de la notion de culture, une culture est un ensemble de manires de penser, de sentir et dĠagir partages par une pluralit de personnes. Dcrire la culture Ïnophile implique donc quĠon prcise quelles sont ces personnes qui participent la vie du monde de la culture Ïnophile.
Le noyau dur du monde de la culture Ïnophile est assez ais identifier. Il est form des cercles dĠamateurs qui mĠont servi de terrains dĠenqute ethnographique pendant des annes et auxquels jĠappartiens moi-mme. Il sĠagit de passionns de vin qui cumulent tous les indicateurs possibles quĠon puisse imaginer de la participation la vie du monde de la culture Ïnophile : ils ont rgulirement une consommation de vin de type dgustatif (dans des clubs de dgustation, des dners Ïnophiles, dans des salons vineux, etcÉ) ; ils achtent et lisent rgulirement des publications vineuses (revues, guides, livres de prsentation du vignoble, etcÉ) et possdent une large bibliothque consacre aux vins ; ils ont des liens denses avec les autres acteurs de lĠÏnophilie (connaissance directe et personnelle de vignerons, de cavistes, de journalistes, etcÉ) ; ils font preuve dĠun degr atypique de matrise des comptences pratiques et thoriques dans le domaine de lĠÏnophilie (degr atypique de connaissance de la gographie du vin, des techniques de fabrication du vin, etcÉ) ; ils possdent un quipement Ïnophile abondant (verres spcialiss, carafes, etcÉ).
Outre ces amateurs passionns, le noyau dur du monde de la culture Ïnophile comprend aussi tous les professionnels du vin dont le mtier est dĠinformer ou dĠapprovisionner les cercles dĠamateurs. Cela comprend une partie des cavistes, des sommeliers, des journalistes spcialiss et, bien entendu, les vignerons et les maisons de ngoce qui cherchent se situer sur le crneau Ïnophile du march du vin.
Autour de ce noyau dur de professionnels du vin et dĠamateurs pour qui le vin est un hobby, se dessine un halo de la culture Ïnophile. Ce halo est form de personnes dont la participation la culture Ïnophile est plus ou moins intense, plus ou moins pisodique. Sans faire du vin un hobby, ces personnes ont en effet une certaine connaissance des manires de penser, de sentir et dĠagir Ïnophiles. Ou bien alors elles avouent leur ignorance des normes et des pratiques Ïnophiles, mais manifestent un certain intrt pour cet univers culturel et expriment un dsir de sĠy initier.
JusquĠo sĠtend exactement ce halo autour du noyau dur de lĠÏnophilie ? Je ne peux pas rpondre en toute rigueur cette question parce que je nĠai pas conduit lĠenqute sociologique qui permettrait de le faire. Je dirais simplement que ce halo est susceptible de sĠtendre assez loin. La culture Ïnophile est en effet vhicule bien au-del des cercles de passionns de vin par les Ïnophiles qui sont aussi des militants de la culture Ïnophile, mais aussi par tous les livres grands publics consacrs au vin. Ces livres font de lĠamateurÑdgustateur le modle de lĠamateur de vin. Ils prsentent tous la gestuelle et le vocabulaire de la dgustation. Ils encouragent tous dcouvrir lĠart de la dgustation et donnent des conseils concrets ceux qui souhaitent sĠy initier. Il est donc difficile aujourdĠhui de revendiquer avec succs le statut dĠamateur de vin si lĠon nĠa pas une certaine exprience de la dgustation et de la pratique dgustative. Autrement dit, mme si la culture Ïnophile est une culture vineuse parmi dĠautres, il semble bien quĠelle occupe aujourdĠhui une position symboliquement dominante dans la mesure o il existe un consensus assez large pour considrer quĠelle incarne lĠart du bien boire.
IVÑQuelques jalons pour une histoire de la culture Ïnophile
JusquĠ prsent, jĠai considr la culture Ïnophile comme un fait social donn, existant. Mais bien entendu, la culture Ïnophile, comme toute culture, a son histoire. Je ne voudrais donc pas terminer cet expos sans dire quelques mots des origines et de lĠhistoire de cette culture.
Personnellement, jĠai concentr mes recherches sur la question de lĠidologie Ïnophile qui est au cÏur normatif de la culture Ïnophile. Peut-on dterminer quand et comment sĠest affirme cette idologie Ïnophile qui fait de lĠart dgustatif lĠinstrument indispensable dĠun boire duqu ? A partir de quand Ñet commentÑ une technique et dĠun langage spcifiquement adapts lĠapprciation des vins ont-ils t associs lĠapprciation du vin ? A partir de quand et comment de simples consommateurs ont-ils fait du vin lĠobjet dĠun hobby consistant explorer, comparer et classer les vins dans des sances de dgustations ? Telles sont les questions que je me suis poses.
Sur un plan chronologique, jĠai fait commenc mes recherches au dbut du XIXme sicle. Cela se justifie par le fait quĠil existe, ds cette poque, de grands vins, chers et recherchs, ce qui laisse prsumer quĠil existe dj quelque chose qui ressemble des Òamateurs de vinÓ, cĠest--dire un public dispos acheter, boire et apprcier ces vins rares. Sur un plan mthodologique, jĠai utilis comme source les ouvrages et les revues qui sont conservs la Bibliothque nationale de France et qui traitent du service et de lĠapprciation du vin. Ce corpus offre un matriau utile pour apprhender lĠhistoire de lĠidologie Ïnophile parce quĠil comprend des textes dont la tonalit normative est trs forte. Il sĠagit en effet de textes qui visent tablir ou expliciter les normes du bien boire. Les tudier permet donc de comprendre comment volu la reprsentation de lĠamateur de vin depuis 2 sicles.
Faute de temps, jĠen viendrai directement ce qui me semble tre le rsultat le plus important de mon enqute, savoir le caractre somme toute rcent de lĠidologie Ïnophile. En effet, cĠest seulement pendant les annes 1920-1940 que lĠidologie Ïnophile telle que je lĠai dcrite dans ma premire partie sĠest vritablement constitue. CĠest cette poque que commencent apparatre en France des ouvrages dont la finalit est dĠencourager les amateurs de vin sĠinitier la dgustation et de mettre leur disposition des informations pour leur faciliter cette initiation. On peut citer : Les Vins de France (1927), de Paul de Cassagnac ; Les vins de France (1927) de Maurice des Ombiaux ; Monseigneur le vin : lĠart de boire (1927) de Louis Forest ; Les grands vins de France de Paul Ramain (1931) ; LĠċme du vin (1932) de Maurice Constantin-Weyer ; Sachons Boire (1936) de Pierre Andrieu ; Un art en France : le Savoir-boire (1948) de Claude Bonvin. Tous ces ouvrages, parus des dates trs rapprochs, ont en commun de militer pour un boire duqu, esthtisant, fond sur la pratique de la dgustation et la connaissance des rfrences qui la rendent possible.
Je mĠarrterai surtout sur lĠouvrage de Paul de Cassagnac, Les vins de France, paru en 1927. LĠauteur y expose de faon trs dataille ce quĠil appelle une Òmthode gnrale de dgustationÓ. Celle-ci comprend notamment une description de la gestuelle dgustativeÓ qui correspond celle quĠon prsente encore aujourdĠhui aux apprentis dgustateurs qui veulent intgrer le monde de la culture Ïnophile.
Ce qui est intressant, cĠest que lĠauteur prsente sa mthode comme une innovation. Il crit : ÒCette mthode a-t-elle t formule ? Nous ne le croyons pas. Nous lĠapportons donc avec toute la rserve quĠappelle une ide personnelle, sujette au contrle et au perfectionnementÓ.
QuĠest-ce qui est nouveau dans ce quĠcrit Paul de Cassagnac ?
Ce nĠest certainement pas la technique de la dgustation en elle-mme. Cette technique est en effet connue et pratique depuis trs longtemps. Rien quĠau XIXme sicle, on trouve plusieurs textes qui prsentent de faon trs prcise la gestuelle dgustative et le lexique de la dgustation. Je crois pourtant quĠil y a bel et bien une innovation chez Cassagnac et chez les auteurs qui crivent sur le vin dans les annes 1920-1930. LĠinnovation consiste cependant non pas inventer une technique, mais modifier radicalement sa finalit. Voici en effet ce quĠcrit Paul de Cassagnac l-dessus :
ÒSi vous voulez apprendre connatre le vin, il vous faut une mthode qui dveloppera le got graduellement, logiquement, comme lĠducation musicale dveloppe lĠoreille et permet de reconnatre le Beethoven du Lulli ; (É) une mthode qui apprenne goter comme on apprend entendre et voir. (É) Rationnellement, lĠamateur parviendra srier les caractristiques gnrales des rgions, des annes, et celles plus particulires des crus ; condition toutefois quĠil ait le palais suffisamment sensible et que la pratique lui ait confr lĠexprience ncessaireÓ.
Chez Cassagnac, lĠexercice dgustatif devient ainsi lĠinstrument dĠun boire cultiv comme lĠatteste la comparaison entre le vin et la musique, ou, dans dĠautres passages, entre le vin et la peinture. Chez Cassagnac, ou chez dĠautres auteurs comme le docteur Ramain, il y a donc une volont de construire une idologie Ïnophile, ainsi quĠun proslytisme Ïnophile ÑcĠest--dire une volont de diffuser et de faire connatre lĠart Ïnophile de la dgustation. Bref, ce qui me parat nouveau et important du point de vue de lĠhistoire de la culture Ïnophile, cĠest quĠon assiste dans les annes 1920-1940, une cristallisation de lĠidologie Ïnophile et un travail de promotion des valeurs Ïnophiles.
Bien sr, on nĠest pas oblig de prendre pour argent comptant le sentiment dĠinnovation de ces auteurs. Peut-tre leur sentiment dĠinnover tient-il simplement une ignorance de lĠhistoire des manires de boire ? Je ne le pense pas.
Plusieurs indices mĠen convainque. DĠabord, ces auteurs ont une vraie connaissance du monde du vin. Par exemple, Paul de Cassagnac nĠest pas un ÒparvenuÓ qui dcouvre sur le tard lĠunivers des grands vins. Il est le petit-fils de Bernard Adolphe Gragnier de Cassagnac, conseiller de lĠempereur Napolon III et dput du Gers entre 1852 et 1870, et le fils de Paul de Cassagnac, journaliste clbre et chef de file des bonapartistes la chambre des dputs jusquĠen 1904. Lui-mme est un chroniqueur et un essayiste politique clbre. Bref, les Cassagnac sont une famille qui appartient lĠlite sociale, politique et intellectuelle de la France depuis plusieurs gnrations. On peut donc prsumer quĠils ont lĠhabitude de consommer les plus grands vins. CĠest pourquoi lorsque Paul de Cassagnac parle dĠinnovation dans le domaine du boire il faut le prendre au srieux. De par sa position sociale, il est bien plac pour connatre les usages de la boisson parmi les lites sociales et, par suite, pour juger de lĠoriginalit de la consommation dgustative de vin.
De plus, Paul de Cassagnac connat bien la littrature sur le vin. Dans son ouvrage, il cite plusieurs reprises des textes du dbut du XIXme sicle pour mieux souligner les volutions qui, en un sicle, ont affect les manires de boire.
Enfin, comme je lĠai dj indiqu, je me suis moi-mme plong dans la littrature vineuse depuis le dbut du XIXme sicle et jĠai pu observer quĠon nĠy fait pas la connexion pourtant si immdiate et si vidente dans la culture Ïnophile actuelle entre amour du vin et dgustation. En effet, si la technique et le vocabulaire sont dj connus au XIXme sicle, qui la dgustation intresse-t-elle ? Quasi exclusivement des professionnels du vin. JusquĠ la fin du XIXme sicle, la dgustation est en effet avant tout une technique professionnelle destine des cavistes, des vignerons, des sommeliers. Elle ne fait pas partie de choses que doit connatre et pratiquer le buveur de vin de bon got.
On peut prendre plusieurs exemples qui vont dans ce sens. Ainsi, le Manuel du sommelier et du marchand de vin qui parat pour la premire fois en 1813, sous la plume de A.Jullien, puis est rdit en 1822, 1836, 1860, 1874, 1884 et 1922. La technique de la dgustation y est aborde dans un chapitre intitul Òla dgustation et le choix des vinsÓ. Ce titre lui seul est significatif. LĠauteur explique que la dgustation est lie au choix ; quĠelle est un outil permettant lĠachat et non pas un mode de consommation du vin. On ne dguste pas les vins parce que cĠest une faon de les apprcier, mais parce que cĠest utile pour bien les choisir. Plus prcisment, pour le courtier, le ngociant, le caviste ou le sommelier, elle est un outil de contrle destin sĠassurer de la qualit dĠun vin quĠon achte pour le revendre.
Un autre ouvrage, de 1865, va dans le mme sens. Il sĠagit de : lĠArt de boire, connatre et acheter le vin : guide pratique du producteur, du marchand et du consommateur. LĠauteur, L. Maurial, un agronome, ancien ngociant et rdacteur du Journal vinicole, y prsente le texte le plus complet sur la dgustation que nous ayons trouv au XIXme sicle. Ainsi, il propose un lexique des Òtermes usits dans la pratique vinicole pour qualifier les boissonsÓ, lexique qui comprend 95 dfinitions. Quant la gestuelle dgustative, elle est dcrite avec une grande prcision. Cependant, lĠauteur prcise bien que cette technique dgustative sĠadresse des professionnels du vin et nĠest pas lĠaffaire du consommateur :
ÒIl faut conclure pour le commerant quĠil doit sĠexercer goter les liquides de son commerce pour en dterminer les proprits et la valeur relative. (É) Quand au consommateur, dont lĠducation cet gard serait trop longue refaire, il peut choisir parmi les maisons honorables et assez nombreuses celle qui le fournira le mieux son got et le traitera le plus favorablement sous le rapport du prixÓ.
L encore, la dgustation est prsente comme une forme dĠexpertise ncessaire au marchand de vin. Elle permet dĠidentifier de faon prcoce les vins les plus prometteurs et dĠliminer les vins malades ou Ç trafiqus È. Mais le consommateur, en tant que consommateur, nĠa pas mettre en Ïuvre cette expertise. DĠailleurs, Maurial fait paratre lĠanne suivante une version abrge de son ouvrage sur lĠart de boire, version qui est spcialement destine aux consommateurs. LĠauteur coupe tous les passages qui ne sont pas indispensables la culture de lĠhonnte amateur de vin. Or, prcisment, ce sont les passages sur la dgustation, la description de la gestuelle comme le lexique des termes dgustatifs, qui font les frais de cette opration et disparaissent de la version allge : cĠest bien la preuve que, dans lĠesprit de lĠauteur, la dgustation nĠest pas lĠaffaire du consommateur.
Si on regarde maintenant ce quĠcrivent sur le vin les amateurs de vin proprement dit, cĠest--dire ceux qui achtent et consomment les vins fins, on sĠaperoit que ces amateurs ne sont pas des familiers de la dgustation. Prenons les crits des grands gastronomes franais du XIXme sicle : Grimod de la Reynre, Brillat-Savarin, Briffault, Monselet, Alexandre Dumas, Chatillon-Plessis. Ils font lĠloge du vin, de ses vertus morales et de sa place minente dans le patrimoine culturel franais. Ils soulignent quĠun gastronome se doit de boire bon et quĠil nĠest pas de bon repas sans bon vin. Ils disent leurs prfrences, qui pour le Bourgogne, qui pour le Bordeaux. Ils disent parfois quels sont les vins quĠil faut possder, dans quelles circonstances il faut les boire et comment on doit les servir. Habitus boire les meilleurs vins, on peut prsumer quĠils savent ce que cĠest quĠun vin de grande qualit et quĠils sont capables de distinguer lĠexceptionnel, du trs bon et du quelconque. Bref, ces minents gastronomes sont indubitablement des amateurs de vin, qui ont une vritable culture vineuse. Mais cette culture du vin nĠest pas celle de la culture Ïnophile actuelle. Ces amateurs en effet ne parlent pas de dgustation. Ils ne dcrivent pas les vins quĠils boivent, ils ne les comparent pas entre eux Ñalors que, par ailleurs, ils dcrivent et commentent abondamment les plats quĠils savourent.
Un exemple amusant permet dĠillustrer la distance qui existe entre le monde des amateurs de vin de lĠpoque et le monde de la dgustation : il sĠagit de Paris table la fin du XIXe sicle (1894), de Chatillon-Plessis. LĠouvrage comporte un chapitre intitul Òune sance de dgustationÓ, qui relate une scne laquelle assist lĠauteur. Cela se passe a lĠexposition universelle de 1889 : lĠauteur se trouve en compagnie dĠun groupe de marchands de vin de la capitale qui sont venus goter les vins prsents lĠexposition. Or, voici comment Chatillon-Plessis dcrit cette sance de dgustation :
ÒJe les regardais, moi, simple amateur de bonne chre arrose de dlicates lampes, et ces dgustateurs solennels mĠimpressionnaient. Ils taient l, trente, et leur air svre prouvait clairement quĠils ne s'taient pas drangs pour sĠamuser, mais bien pour sĠinstruire. Ces trente notables commerants en vin de Paris voulaient clairer leur jugement. (É) Ce fut un spectacle bien pnible. Chaque expert roulait la gorge dans sa bouche avec une expression de rflexion intense, puis dĠun coup, au lieu de lĠavaler, la rejetait, qui par la fentre ouverte, qui simplement sur le parquet, dans un sceau pos tout proche. (É) Je gmissais dans mon me de voir tant de dlicieux liquide si vilainement gch. Ah ! Je sais bien que ces dgustations sont indispensables (É) et si je mĠapitoie plus que de raison, cĠest par pur sentimentalisme gourmandÓ.
Voici donc une autorit gastronomique, quelquĠun dont les avis font le bon got. Or, ce familier des grands plats et des grands vins nĠest pas un familier de la dgustation. Ce petit texte est plein dĠantithses et dĠoppositions : dĠun ct, le gourmand qui boit avec plaisir ; de lĠautre, le dgustateur qui nĠest pas l pour sĠamuser, mais pour analyser, sĠinstruire, recracher. Le ton se veut humoristique, mais lĠhumour mme souligne la distance qui spare le gourmand qui boit, du dgustateur qui recrache. La dgustation, par son srieux, par son mauvais got (cracher par la fentre ou par terre, gaspiller du bon vin), est rejete hors de la culture gastronomique. Certes, lĠauteur admet que ces dgustations sont indispensables : elles permettent aux professionnels de la distribution de slectionner des produits qui satisferont aux gots des buveurs ; mais, justement, dire cela, cĠest dire aussi que la dgustation relve de la technique professionnelle (celle du marchand), pas de la culture gastronomique et du bien-boire. Elle est utile dans les coulisses, mais ne fait pas partie du plaisir du vin proprement dit.
Finalement, jusquĠau dbut du XXme sicle, les textes normatifs qui dfinissent ce quĠest le bien boire nĠassocient pas, comme cĠest le cas dans la culture Ïnophile actuelle, amateur de vin et dgustateur. Il existe certes trs probablement, ds le XIXme sicle, des cercles Ïnophiles o des passionns de vin sĠadonnent au plaisir de la dgustation. On trouve en effet, dans la littrature vineuse de cette poque, quelques indices pars que ces cercles existent. Mais ces rseaux dĠÏnophiles sont des rseaux dĠinitis trs ferms, qui ne constituent pas un modle du bien boire pour lĠensemble des amateurs de vin. LĠamateur de vin de lĠpoque nĠa pas tre un dgustateur au sens o on lĠentend aujourdĠhui : il doit savoir quels sont les grands vins et comment on les sert ; il doit avoir en cave et consommer de grands vins, prestigieux et chers. Mais lĠapprciation du vin nĠest pas cense se faire sur le modle actuelle de lĠamateur de peinture ou de musique.