QuĠest-ce quĠune culture Ïnophile  ?

 

 

Introduction

Le mot culture, en Franais, prte ˆ confusion parce quĠil vŽhicule une pluralitŽ de sens, ainsi que de nombreuses connotations. Je commencerai donc par dŽfinir en quel sens je lĠutilise. Il sĠagit dĠun ensemble liŽ de manires de penser, de sentir et dĠagir, plus ou moins formalisŽes, qui sont partagŽes par une pluralitŽ de personnes. Une culture, cĠest donc un ensemble de valeurs, dĠidŽes, de croyances, de gožts, mais cĠest aussi des actions, des instruments pour agir, des formes de sociabilitŽ pour coordonner les acteurs. Elle est relative, ˆ une Žpoque donnŽe, ˆ un espace social.

 

La culture, ainsi dŽfinie, se donne ˆ observer extŽrieurement comme un objet, ˆ travers ses manifestations concrtes : actions, comportements, paroles, outils Žquipant lĠaction. Mais la culture a aussi, bien entendu, une dimension symbolique. Elle comprend des manires de penser et de sentir. Les ŽlŽments qui la composent forment donc un ensemble signifiant pour les acteurs qui participent ˆ cette culture. Elle est vŽcue, ressentie, pensŽe par des individus qui donnent sens ˆ ce quĠils font et qui se comprennent entre eux parce quĠils se rŽfrent ˆ des croyances, des gožts, un langage communs. Pour Žtudier une culture, il faut donc mettre en Ïuvre ˆ la fois un travail dĠobservation, qui permet dĠapprŽhender ses manifestations concrtes, mais aussi un travail de comprŽhension, qui permet de reconstituer le point de vue des acteurs et de reconstruire les significations culturelles.

 

JĠen viens maintenant ˆ la dimension culturelle du vin.

 

Le vin, cĠest une Žvidence, en tant que produit ŽlaborŽ par lĠhomme et consommŽ par lĠhomme, en tant que produit ayant une longue histoire, est un objet culturel. En particulier, la consommation de vin sĠinscrit dans un ensemble de rgles ou de normes socialement constituŽes.

 

Cependant, si le vin est un objet culturel, il est Žvident aussi quĠil nĠy a pas une culture du vin, mais une pluralitŽ de cultures vineuses. Cette pluralitŽ se manifeste sur un plan historique ˆ travers des transformations dans les manires de boire, mais aussi sur un plan sociologique ˆ travers lĠexistence, ˆ un moment donnŽ, dĠune pluralitŽ de formes typiques de consommation de vin. JĠinsiste sur ce caractre pluriel de la culture du vin. La culture Ïnophile dont je vais faire la description maintenant est une culture vineuse parmi dĠautres. Cette culture Ïnophile construit une reprŽsentation particulire de lĠamateur de vin. Mais cette reprŽsentation de lĠamateur nĠest Žvidemment pas universelle. Il nĠy a pas Ñet je ne donne pasÑ une dŽfinition universelle de lĠamateur de vin. Je me contente de dŽcrire les normes du bien boire au sein dĠune culture vineuse particulire que jĠappelle la culture Ïnophile.

 

Je procderai en 4 Žtapes :

ÑdĠabord, une prŽsentation de ce qui est le fondement normatif de la culture Ïnophile, ce que jĠappelle lĠidŽologie Ïnophile ;

Ñensuite, une prŽsentation de lĠŽquipement culturel sur lequel sĠappuie le gožt des amateurs de vin dans le monde de la culture Ïnophile ;

Ñen troisime lieu, je dirai quelques mots sur les frontires du monde de la culture Ïnophile pour indiquer qui participe ˆ la vie de cette culture ;

Ñje terminerai par une mise en perspective historique de cette culture vineuse particulire quĠest la culture Ïnophile en revenant sur un moment important de sa gense.

IÑ Les fondements idŽologiques de la culture Ïnophile

JĠemploie ici ce terme dĠidŽologie sans connotation politique ou pŽjorative. Il dŽsigne simplement un systme dĠidŽes et de jugements explicitŽs et relativement cohŽrents , un discours structurŽ.

 

Cette idŽologie Ïnophile sĠexprime dans les innombrables ouvrages sur le vin qui sont publiŽs chaque annŽe et qui se donnent pour objectif dĠŽduquer les consommateurs de vin pour en faire Ç dĠauthentiques È amateurs. Elle sĠexprime aussi dans les trs nombreux clubs et Žcoles de dŽgustation qui proposent aux buveurs de vin de sĠinitier ˆ la dŽgustation. Bref, on peut parler dĠidŽologie Ïnophile au sens o il existe dans le monde de la culture Ïnophile un discours structurŽ et cohŽrent visant ˆ dŽfendre et diffuser certaines manires de penser, de sentir et dĠagir parmi les consommateurs de vin.

 

En quoi consiste cette idŽologie Ïnophile ? Son principe fondamental est de considŽrer que le vin doit tre placŽ au centre dĠun univers du gožt spŽcifique. Selon les normes de la culture Ïnophile, un authentique amateur est en effet celui qui considre le vin comme un champ dĠexploration gustatif, qui fait de la dŽgustation des vins une espce de hobby, de passion. Gožter pour le plaisir de gožter, de comparer les styles de vins, de les classer, dĠen dŽcouvrir de nouveaux, dĠexpŽrimenter de nouvelles sensations, avec toujours lĠespoir de tomber sur un vin exceptionnel et dĠaccŽder ˆ lĠexpŽrience esthŽtique du beau ou du sublime : tel est le moteur de lĠactivitŽ Ïnophile. Dans le monde de la culture Ïnophile, lĠamateur de vin aime donc le vin comme amateur de peinture ou de musique aime la peinture ou la musique, cĠest-ˆ-dire en le considŽrant comme un domaine ˆ explorer pour y expŽrimenter des moments de ravissement esthŽtique.

 

Je mĠarrte un instant sur cette idŽe que, ˆ travers sa passion pour la dŽgustation, lĠÏnophile devient en quelque sorte lĠexplorateur dĠun univers du gožt particulier. Dire que le vin est au centre dĠun univers du gožt spŽcifique, cela peut sembler un truisme. Le vin, cĠest une Žvidence, a un gožt, il se gožte. Le boire, cĠest nŽcessairement le gožter, apprŽcier son gožt. Mais du fait quĠun aliment ait un gožt ne dŽcoule pas forcŽment quĠil se forme autour de lui un univers culturel spŽcifique. Pour prendre deux exemples triviaux, la carotte ou la viande de boeuf sont des aliments qui ont un gožt, mais il ne sĠensuit pas que ces aliments soient au centre dĠun univers du gožt spŽcifique. Il nĠy a pas de critiques boviniques qui publient des best-sellers pour livrer de savantes expertises et des conseils dĠachat concernant la viande de boeuf comme il existe des critiques vinicoles qui publient des guides consacrŽs au vin. Il nĠexiste pas de cercles dĠamateurs de carottes qui se rŽunissent le samedi soir pour dŽguster et comparer des variŽtŽs de carottes et disserter longuement sur leur gožt. Mme si lĠon prend des aliments Ç nobles È, ayant un fort pouvoir de distinction sociale, comme le caviar ou le foie gras en France, ces aliments ne vont pas gŽnŽrer un univers du gožt spŽcifique. Leur consommation va tre fortement ritualisŽe de manire ˆ mettre en scne leur valeur de distinction sociale, mais personne nĠen fait des objets de loisir cultivŽ.

 

Bref, un amateur dans la culture Ïnophile nĠest pas seulement quelquĠun qui prend plaisir ˆ boire de bons vins , qui apprŽcie les sensations liŽes ˆ la consommation de vinÑmme si ce plaisir fait Žvidemment partie de la culture Ïnophile. Au-delˆ de cela, lĠamateur se dŽfinit par une posture, par un regard sur le vin : lĠamateur est celui qui exploite ses facultŽs sensorielles olfactives et gustatives, facultŽs prŽsentes en chacun de nous, pour entreprendre dĠexplorer le champ dĠexpŽriences esthŽtiques que lui ouvrent, potentiellement, ces facultŽs sensorielles.

IIÑLĠŽquipement culturel du gožt de lĠamateur de vin dans la culture Ïnophile

Pour mener ˆ bien cette exploration de lĠunivers du gožt du vin,lĠamateur doit se munir de clŽs, mettre en Ïuvre ce que certains sociologues appellent des mŽdiations. Ces mŽdiations sont formŽes de tout un ensemble dĠŽquipements culturels collectivement et historiquement constituŽs. Cet Žquipement, constitutif de la culture Ïnophile, comprend des corps entra”nŽs, des Žcrits, des objets matŽriels divers, des lieux organisŽs, ou bien encore des circuits Žconomiques spŽcifiques.

 

La culture Ïnophile exige des corps entra”nŽs. CĠest une Žvidence, puisque la dŽgustation suppose la mise en Ïuvre dĠun ensemble de techniques corporelles. Pour dŽguster, il faut en effet ma”triser une gestuelle qui est un outil corporel permettant dĠanalyser, de dŽcrire et, in fine, dĠapprŽcier le gožt de vin. Cette gestuelle est connue de tous. Je la rappelle brivement. Aprs un examen de la robe du vin, notamment des bords du disque, le dŽgustateur amateur sent une premire fois le vin  ; ensuite, il imprime ˆ son verre un mouvement de giration, que le profane est gŽnŽralement incapable dĠimiter, et procde ˆ une seconde olfaction ; aprs cela, il prend une gorgŽe de vin qui, au lieu dĠtre avalŽe, reste dans la bouche, ce qui permet au dŽgustateur, en entrouvrant les lvres, dĠaspirer de lĠair, au prix parfois dĠun bruit contraire aux rgles de la biensŽance, de faon ˆ percevoir les parfums du vin par rŽtro-olfaction ; enfin, le vin, plus ou moins longtemps mastiquŽ, est soit avalŽ, soit recrachŽ. Cette gestuelle est la premire chose quĠon apprend ˆ quelquĠun qui souhaite sĠinitier ˆ la culture du vin.

 

Les personnes qui demeurent extŽrieures au monde de la culture Ïnophile voient seulement dans toute cette gestuelle dŽgustative une sorte de rituel formaliste fait pour impressionner le profane. CĠest une erreur. Il sĠagit avant tout dĠune technique dont la fonction est de mieux sentir et de mieux gožter le vin. Cette gestuelle permet de dŽcomposer lĠacte de boire en une sŽrie dĠŽtapes, ce qui permet de dŽcomposer le jugement dŽgustatif proprement dit en une sŽrie de jugements intermŽdiaires qui portent, chacun, sur une Žtape de la gestuelle. Cette gestuelle est donc un outil corporel qui permet de prendre Ç prise È sur le vin, au sens ou un grimpeur prend prise sur une paroi, et qui rend ainsi possible une activitŽ cognitive complexe, ressentir et analyser des sensations olfactives et gustatives. Cette gestuelle est donc la premire chose quĠon apprend ˆ quelquĠun qui souhaite sĠinitier ˆ la culture du vin. CĠest la leon numŽro 1 des clubs et des Žcoles de dŽgustation.

 

La culture Ïnophile sĠappuie aussi sur un langage spŽcialisŽ (ce qui ne veut pas forcŽment dire prŽcis, au sens scientifique du terme). LĠactivitŽ dŽgustative est en effet une activitŽ discursive. DŽguster, ce nĠest pas seulement boire : cĠest analyser ce que lĠon boit et parler de ce que lĠon boit. LĠapprŽciation du vin passe en effet par un effort pour nommer les caractŽristiques du vin et pour construire un jugement sur la manire dont ses composantes sĠagencent pour former un ensemble harmonieux ou disgracieux. Toute initiation ˆ la culture Ïnophile passe donc par une initiation au langage du vin. Dans les clubs de dŽgustation ou les Žcoles de dŽgustation, la sŽance inaugurale commence toujours par la distribution dĠun lexique des termes de la dŽgustation.

 

LĠattention et lĠenthousiasme des dŽgustateurs dŽbutants se portent avant tout vers la description des nuances olfactives des vins. Ils vont dire que le vin a un bouquet de violette, de cassis, etc. Mais lĠanalyse sĠŽtend aussi ˆ lĠanalyse des sensations en bouche, pour percevoir sa structure tannique, son aciditŽ, son volume, sa texture, etc. Un des premiers objectifs dŽsignŽ aux apprentisÑdŽgustateurs, cĠest, ˆ partir de cet effort dĠanalyse du gožt des vins, de sĠentra”ner ˆ brosser un portrait fidle des vins dŽgustŽs.

 

Au-delˆ de lĠeffort pour dŽcrire objectivement les caractŽristiques du gožt du vin, la dŽgustation (chez lĠÏnophile) vise ˆ percevoir et caractŽriser un style dans le vin dŽgustŽ. De mme quĠun amateur de peinture ou dĠarchitecture, devant un tableau ou un Ždifice, va sĠefforcer de retrouver dans lĠÏuvre quĠil contemple lĠexpression dĠun courant artistique, dĠune Žpoque ou dĠun artiste ; de mme, un amateur de vin cherchera ˆ percevoir dans tel vin lĠexpression typique dĠun cŽpage, dĠun millŽsime, dĠun terroir ou, mme, de la ÒpatteÓ dĠun vigneron. Il va apprŽcier son originalitŽ, son classicisme ou sa banalitŽ. Bref, la dŽgustation Ïnophile est une entreprise de construction de jugements esthŽtiques parfois extrmement complexes.

 

La culture Ïnophile a aussi ses objets spŽcialisŽs. Les verres, bien entendu, sont lĠobjet fondamental. Leur forme doit tre spŽcifiquement ŽtudiŽe pour faire ressortir les parfums du vin (verres en forme de tulipe). Ils doivent aussi comporter un long pied, qui permet dĠimprimer plus facilement un mouvement de giration au liquide et gr‰ce auquel on peut tenir le verre sans que la main rŽchauffe le vin. Un verre inadŽquat g‰che totalement une dŽgustation, car il empche dĠapprŽcier les qualitŽs du vin.

 

La culture Ïnophile a aussi ses Žcrits. Chaque annŽe, rien quĠen France, paraissent quelques dizaines dĠouvrages  consacrŽs au vin et ˆ lĠart de boire, sans compter de nombreux magasines spŽcialisŽs. Or, toutes ces publications concourent ˆ la diffusion de la culture Ïnophile en propageant les valeurs et les normes caractŽristiques de la culture Ïnophile, mais aussi en diffusant les connaissances indispensables ˆ lĠŽquipement du gožt des buveurs. Ces ouvrages traitent par exemple de la gŽographie des vignobles. Comment dŽguster vŽritablement un crž de Bourgogne si lĠon nĠa pas en tte la carte des climats bourguignons ? Ces ouvrages traitent aussi de la technique de la dŽgustation, de lĠart des accords entre mets et vins. Certains traitent mme de la fabrication du vin, tant il est vrai que lĠapprŽciation dĠun vin est plus complexe et plus riche quand on est en mesure de faire le lien entre le vin quĠon dŽguste et les techniques qui ont permis de le produire.

 

La culture Ïnophile sĠappuie encore sur des lieux organisŽs. Il existe par exemple des forums de discussion sur Internet o les amateurs peuvent faire part de leurs expŽriences et solliciter des conseils auprs des autres internautes. Mais le plus important est que la passion de la dŽgustation conduit les amateurs ˆ nouer des formes de sociabilitŽ spŽcifiques. Ils se regroupent entre amis ou au sein de clubs pour se livrer ˆ des sŽances de dŽgustation. Ces sŽances se dŽroulent gŽnŽralement ainsi. Un thme a ŽtŽ dŽfini prŽalablement et un Žchantillonnage de vins correspondant rŽuni. On organisera par exemple une horizontale, qui permettra de juger des produits dĠune mme annŽe, dans une rŽgion donnŽe ; ou bien une verticale, qui permettra, pour un ch‰teau ou un domaine prŽcis, dĠapprŽcier lĠŽvolution de la production au cours du temps. On commence le plus souvent par une dŽgustation pure, cĠest-ˆ-dire que les vins sont dŽgustŽs en-dehors dĠun repas. CĠest parfois aussi, une dŽgustation ˆ lĠaveugle. Quoi quĠil en soit, chacun respecte le rituel : il hume, m‰che, aspire, mais ne recrache pas aussi souvent quĠil le devrait. Il prend aussi des notes par Žcrit. Puis, on Žchange avec les autres des commentaires, on confronte ses impression et ses conclusion. On passe alors ˆ la bouteille suivante. Il est frŽquent que des notes chiffrŽes soient attribuŽes aux vins. Quand la dŽgustation se fait ˆ lĠaveugle, un jeu de devinettes pour identifier AOC, millŽsime et vigneron renforce la dimension ludique de la sŽance. Il sĠagit bien ˆ la fois de se cultiver (cĠest sŽrieux) et de sĠamuser (le vin nĠest pas triste). Quand cĠest matŽriellement possible, la dŽgustation pure est suivie dĠun repas : les vins sont alors regožtŽs, mais de faon plus traditionnelle, en tant quĠaccompagnement des plats. CĠest lĠoccasion de tester et dĠapprŽcier des accords entre mets et vins, la recherche des meilleurs accords Žtant une activitŽ apprŽciŽe des Ïnophiles.

 

Pour finir, sur cette prŽsentation trs rapide des instruments qui Žquipent la culture Ïnophile et qui rendent possible lĠexploration de lĠunivers du gožt du vin par les amateurs, je dirais que la culture Ïnophile possde aussi ses circuits Žconomiques spŽcifiques. Ces circuits dĠapprovisionnement et de distribution sont indispensables pour permettre aux amateurs de se livrer ˆ lĠexploration dŽgustative de lĠunivers du vin. Comme un amateur de peinture a besoin quĠil existe des galeries dĠart et des musŽes, lĠamateur de vin a besoin que des circuits commerciaux spŽcifiques lui facilitent lĠaccs matŽriel aux vins susceptibles de lĠintŽresser. Il existe ainsi des salons vineux, plus ou moins select, o les amateurs peuvent rencontrer les vignerons et gožter leurs vins. Il existe des foires aux vins o, chaque annŽe, les grandes surfaces proposent un trs grand nombre de rŽfŽrences. La plupart dĠentre elles sont de pitres qualitŽs, mais les amateurs qui appartiennent aux cercles Ïnophiles connaissent les bons hypermarchŽs, ceux o lĠon peut trouver dĠexcellentes affaires. Il existe enfin un vaste rŽseaux de cavistes, cĠest-ˆ-dire de boutiques spŽcialisŽes dans la vente de vins. Tous les cavistes nĠintŽressent pas Žgalement les amateurs de vin. Mais certains de ces cavistes sont connus pour proposer les grands classiques de la culture Ïnophiles (notamment les Bourgognes et les vins du Rh™ne les plus recherchŽs et les plus rares) ou bien pour jouer un r™le de Ç dŽnicheur È de vignerons peu connus mais promis ˆ un bel avenir.

 

IIIÑLes frontires du monde de la culture Ïnophile

JusquĠˆ prŽsent, jĠai en revanche ŽtŽ assez allusif sur la question de lĠidentification des acteurs du monde de la culture Ïnophile. Or, comme je lĠindiquais dans ma dŽfinition introductive de la notion de culture, une culture est un ensemble de manires de penser, de sentir et dĠagir partagŽes par une pluralitŽ de personnes. DŽcrire la culture Ïnophile implique donc quĠon prŽcise quelles sont ces personnes qui participent ˆ la vie du monde de la culture Ïnophile.

 

Le noyau dur du monde de la culture Ïnophile est assez aisŽ ˆ identifier. Il est formŽ des cercles dĠamateurs qui mĠont servi de terrains dĠenqute ethnographique pendant des annŽes et auxquels jĠappartiens moi-mme. Il sĠagit de passionnŽs de vin qui cumulent tous les indicateurs possibles quĠon puisse imaginer de la participation ˆ la vie du monde de la culture Ïnophile : ils ont rŽgulirement une consommation de vin de type dŽgustatif (dans des clubs de dŽgustation, des d”ners Ïnophiles, dans des salons vineux, etcÉ) ; ils achtent et lisent rŽgulirement des publications vineuses (revues, guides, livres de prŽsentation du vignoble, etcÉ) et possdent une large bibliothque consacrŽe aux vins ; ils ont des liens denses avec les autres acteurs de lĠÏnophilie (connaissance directe et personnelle de vignerons, de cavistes, de journalistes, etcÉ) ; ils font preuve dĠun degrŽ atypique de ma”trise des compŽtences pratiques et thŽoriques dans le domaine de lĠÏnophilie (degrŽ atypique de connaissance de la gŽographie du vin, des techniques de fabrication du vin, etcÉ) ; ils possdent un Žquipement Ïnophile abondant (verres spŽcialisŽs, carafes, etcÉ).

 

Outre ces amateurs passionnŽs, le noyau dur du monde de la culture Ïnophile comprend aussi tous les professionnels du vin dont le mŽtier est dĠinformer ou dĠapprovisionner les cercles dĠamateurs. Cela comprend une partie des cavistes, des sommeliers, des journalistes spŽcialisŽs et, bien entendu, les vignerons et les maisons de nŽgoce qui cherchent ˆ se situer sur le crŽneau Ïnophile du marchŽ du vin.

 

Autour de ce noyau dur de professionnels du vin et dĠamateurs pour qui le vin est un hobby, se dessine un halo de la culture Ïnophile. Ce halo est formŽ de personnes dont la participation ˆ la culture Ïnophile est plus ou moins intense, plus ou moins Žpisodique. Sans faire du vin un hobby, ces personnes ont en effet une certaine connaissance des manires de penser, de sentir et dĠagir Ïnophiles. Ou bien alors elles avouent leur ignorance des normes et des pratiques Ïnophiles, mais manifestent un certain intŽrt pour cet univers culturel et expriment un dŽsir de sĠy initier.

 

JusquĠo sĠŽtend exactement ce halo autour du noyau dur de lĠÏnophilie ? Je ne peux pas rŽpondre en toute rigueur ˆ cette question parce que je nĠai pas conduit lĠenqute sociologique qui permettrait de le faire. Je dirais simplement que ce halo est susceptible de sĠŽtendre assez loin. La culture Ïnophile est en effet vŽhiculŽe bien au-delˆ des cercles de passionnŽs de vin par les Ïnophiles qui sont aussi des militants de la culture Ïnophile, mais aussi par tous les livres grands publics consacrŽs au vin. Ces livres font de lĠamateurÑdŽgustateur le modle de lĠamateur de vin. Ils prŽsentent tous la gestuelle et le vocabulaire de la dŽgustation. Ils encouragent tous ˆ dŽcouvrir lĠart de la dŽgustation et donnent des conseils concrets ˆ ceux qui souhaitent sĠy initier. Il est donc difficile aujourdĠhui de revendiquer avec succs le statut dĠamateur de vin si lĠon nĠa pas une certaine expŽrience de la dŽgustation et de la pratique dŽgustative. Autrement dit, mme si la culture Ïnophile est une culture vineuse parmi dĠautres, il semble bien quĠelle occupe aujourdĠhui une position symboliquement dominante dans la mesure o il existe un consensus assez large pour considŽrer quĠelle incarne lĠart du bien boire.

 

IVÑQuelques jalons pour une histoire de la culture Ïnophile

JusquĠˆ prŽsent, jĠai considŽrŽ la culture Ïnophile comme un fait social donnŽ, existant. Mais bien entendu, la culture Ïnophile, comme toute culture, a son histoire. Je ne voudrais donc pas terminer cet exposŽ sans dire quelques mots des origines et de lĠhistoire de cette culture.

 

Personnellement, jĠai concentrŽ mes recherches sur la question de lĠidŽologie Ïnophile qui est au cÏur normatif de la culture Ïnophile. Peut-on dŽterminer quand et comment sĠest affirmŽe cette idŽologie Ïnophile qui  fait de lĠart dŽgustatif lĠinstrument indispensable dĠun boire ŽduquŽ ? A partir de quand Ñet commentÑ une technique et dĠun langage spŽcifiquement adaptŽs ˆ lĠapprŽciation des vins ont-ils ŽtŽ associŽs ˆ lĠapprŽciation du vin ? A partir de quand et comment de simples consommateurs ont-ils fait du vin lĠobjet dĠun hobby consistant ˆ explorer, comparer et ˆ classer les vins dans des sŽances de dŽgustations ? Telles sont les questions que je me suis posŽes.

 

Sur un plan chronologique, jĠai fait commencŽ mes recherches au dŽbut du XIXme sicle. Cela se justifie par le fait quĠil existe, ds cette Žpoque, de grands vins, chers et recherchŽs, ce qui laisse prŽsumer quĠil existe dŽjˆ quelque chose qui ressemble ˆ des Òamateurs de vinÓ, cĠest-ˆ-dire un public disposŽ ˆ acheter, boire et apprŽcier ces vins rares. Sur un plan mŽthodologique, jĠai utilisŽ comme source les ouvrages et les revues qui sont conservŽs ˆ la Bibliothque nationale de France et qui traitent du service et de lĠapprŽciation du vin. Ce corpus offre un matŽriau utile pour apprŽhender lĠhistoire de lĠidŽologie Ïnophile parce quĠil comprend des textes dont la tonalitŽ normative est trs forte. Il sĠagit en effet de textes qui visent ˆ Žtablir ou ˆ expliciter les normes du bien boire. Les Žtudier permet donc de comprendre comment ˆ ŽvoluŽ la reprŽsentation de lĠamateur de vin depuis 2 sicles.

 

Faute de temps, jĠen viendrai directement ˆ ce qui me semble tre le rŽsultat le plus important de mon enqute, ˆ savoir le caractre somme toute rŽcent de lĠidŽologie Ïnophile. En effet, cĠest seulement pendant les annŽes 1920-1940 que lĠidŽologie Ïnophile telle que je lĠai dŽcrite dans ma premire partie sĠest vŽritablement constituŽe. CĠest ˆ cette Žpoque que commencent ˆ appara”tre en France des ouvrages dont la finalitŽ est dĠencourager les amateurs de vin ˆ sĠinitier ˆ la dŽgustation et de mettre ˆ leur disposition des informations pour leur faciliter cette initiation. On peut citer : Les Vins de France (1927), de Paul de Cassagnac ; Les vins de France (1927) de Maurice des Ombiaux ; Monseigneur le vin : lĠart de boire (1927) de Louis Forest ; Les grands vins de France de Paul Ramain (1931) ; LĠċme du vin (1932) de Maurice Constantin-Weyer ; Sachons Boire (1936) de Pierre Andrieu ; Un art en France : le Savoir-boire (1948) de Claude Bonvin. Tous ces ouvrages, parus ˆ des dates trs rapprochŽs, ont en commun de militer pour un boire ŽduquŽ, esthŽtisant, fondŽ sur la pratique de la dŽgustation et la connaissance des rŽfŽrences qui la rendent possible.

 

Je mĠarrterai surtout sur lĠouvrage de Paul de Cassagnac, Les vins de France, paru en 1927. LĠauteur y expose de faon trs dŽataillŽe ce quĠil appelle une ÒmŽthode gŽnŽrale de dŽgustationÓ. Celle-ci comprend notamment une description de la gestuelle dŽgustativeÓ qui correspond ˆ celle quĠon prŽsente encore aujourdĠhui aux apprentis dŽgustateurs qui veulent intŽgrer le monde de la culture Ïnophile.

 

Ce qui est intŽressant, cĠest que lĠauteur prŽsente sa mŽthode comme une innovation. Il Žcrit : ÒCette mŽthode a-t-elle ŽtŽ formulŽe ? Nous ne le croyons pas. Nous lĠapportons donc avec toute la rŽserve quĠappelle une idŽe personnelle, sujette au contr™le et au perfectionnementÓ.

 

QuĠest-ce qui est nouveau dans ce quĠŽcrit Paul de Cassagnac ?

 

Ce nĠest certainement pas la technique de la dŽgustation en elle-mme. Cette technique est en effet connue et pratiquŽe depuis trs longtemps. Rien quĠau XIXme sicle, on trouve plusieurs textes qui prŽsentent de faon trs prŽcise la gestuelle dŽgustative et le lexique de la dŽgustation. Je crois pourtant quĠil y a bel et bien une innovation chez Cassagnac et chez les auteurs qui Žcrivent sur le vin dans les annŽes 1920-1930. LĠinnovation consiste cependant non pas ˆ inventer une technique, mais ˆ modifier radicalement sa finalitŽ. Voici en effet ce quĠŽcrit Paul de Cassagnac lˆ-dessus :

 

ÒSi vous voulez apprendre ˆ conna”tre le vin, il vous faut une mŽthode qui dŽveloppera le gožt graduellement, logiquement, comme lĠŽducation musicale dŽveloppe lĠoreille et permet de reconna”tre le Beethoven du Lulli ; (É) une mŽthode qui apprenne ˆ gožter comme on apprend ˆ entendre et ˆ voir. (É) Rationnellement, lĠamateur parviendra ˆ sŽrier les caractŽristiques gŽnŽrales des rŽgions, des annŽes, et celles plus particulires des crus ; ˆ condition toutefois quĠil ait le palais suffisamment sensible et que la pratique lui ait confŽrŽ lĠexpŽrience nŽcessaireÓ.

Chez Cassagnac, lĠexercice dŽgustatif devient ainsi lĠinstrument dĠun boire cultivŽ comme lĠatteste la comparaison entre le vin et la musique, ou, dans dĠautres passages, entre le vin et la peinture. Chez Cassagnac, ou chez dĠautres auteurs comme le docteur Ramain, il y a donc une volontŽ de construire une idŽologie Ïnophile, ainsi quĠun prosŽlytisme Ïnophile ÑcĠest-ˆ-dire une volontŽ de diffuser et de faire conna”tre lĠart Ïnophile de la dŽgustation. Bref, ce qui me para”t nouveau et important du point de vue de lĠhistoire de la culture Ïnophile, cĠest quĠon assiste dans les annŽes 1920-1940, ˆ une cristallisation de lĠidŽologie Ïnophile et ˆ un travail de promotion des valeurs Ïnophiles.

 

Bien sžr, on nĠest pas obligŽ de prendre pour argent comptant le sentiment dĠinnovation de ces auteurs. Peut-tre leur sentiment dĠinnover tient-il simplement ˆ une ignorance de lĠhistoire des manires de boire ? Je ne le pense pas.

 

Plusieurs indices mĠen convainque. DĠabord, ces auteurs ont une vraie connaissance du monde du vin. Par exemple, Paul de Cassagnac nĠest pas un ÒparvenuÓ qui dŽcouvre sur le tard lĠunivers des grands vins. Il est le petit-fils de Bernard Adolphe Gragnier de Cassagnac, conseiller de lĠempereur NapolŽon III et dŽputŽ du Gers entre 1852 et 1870, et le fils de Paul de Cassagnac, journaliste cŽlbre et chef de file des bonapartistes ˆ la chambre des dŽputŽs jusquĠen 1904. Lui-mme est un chroniqueur et un essayiste politique cŽlbre. Bref, les Cassagnac sont une famille qui appartient ˆ lĠŽlite sociale, politique et intellectuelle de la France depuis plusieurs gŽnŽrations. On peut donc prŽsumer quĠils ont lĠhabitude de consommer les plus grands vins. CĠest pourquoi lorsque Paul de Cassagnac parle dĠinnovation dans le domaine du boire il faut le prendre au sŽrieux. De par sa position sociale, il est bien placŽ pour conna”tre les usages de la boisson parmi les Žlites sociales et, par suite, pour juger de lĠoriginalitŽ de la consommation dŽgustative de vin.

 

De plus, Paul de Cassagnac conna”t bien la littŽrature sur le vin. Dans son ouvrage, il cite ˆ plusieurs reprises des textes du dŽbut du XIXme sicle pour mieux souligner les Žvolutions qui, en un sicle, ont affectŽ les manires de boire.

 

Enfin, comme je lĠai dŽjˆ indiquŽ, je me suis moi-mme plongŽ dans la littŽrature vineuse depuis le dŽbut du XIXme sicle et jĠai pu observer quĠon nĠy fait pas la connexion pourtant si immŽdiate et si Žvidente dans la culture Ïnophile actuelle entre amour du vin et dŽgustation. En effet, si la technique et le vocabulaire sont dŽjˆ connus au XIXme sicle, qui la dŽgustation intŽresse-t-elle ? Quasi exclusivement des professionnels du vin. JusquĠˆ la fin du XIXme sicle, la dŽgustation est en effet avant tout une technique professionnelle destinŽe ˆ des cavistes, des vignerons, des sommeliers. Elle ne fait pas partie de choses que doit conna”tre et pratiquer le buveur de vin de bon gožt.

 

On peut prendre plusieurs exemples qui vont dans ce sens. Ainsi, le Manuel du sommelier et du marchand de vin qui para”t pour la premire fois en 1813, sous la plume de A.Jullien, puis est rŽŽditŽ en 1822, 1836, 1860, 1874, 1884 et 1922. La technique de la dŽgustation y est abordŽe dans un chapitre intitulŽ Òla dŽgustation et le choix des vinsÓ. Ce titre ˆ lui seul est significatif. LĠauteur explique que la dŽgustation est liŽe au choix ; quĠelle est un outil permettant lĠachat et non pas un mode de consommation du vin. On ne dŽguste pas les vins parce que cĠest une faon de les apprŽcier, mais parce que cĠest utile pour bien les choisir. Plus prŽcisŽment, pour le courtier, le nŽgociant, le caviste ou le sommelier, elle est un outil de contr™le destinŽ ˆ sĠassurer de la qualitŽ dĠun vin quĠon achte pour le revendre.

 

Un autre ouvrage, de 1865, va dans le mme sens. Il sĠagit de : lĠArt de boire, conna”tre et acheter le vin : guide pratique du producteur, du marchand et du consommateur. LĠauteur, L. Maurial, un agronome, ancien nŽgociant et rŽdacteur du Journal vinicole, y prŽsente le texte le plus complet sur la dŽgustation que nous ayons trouvŽ au XIXme sicle. Ainsi, il propose un lexique des Òtermes usitŽs dans la pratique vinicole pour qualifier les boissonsÓ, lexique qui comprend 95 dŽfinitions.  Quant ˆ la gestuelle dŽgustative, elle est dŽcrite avec une grande prŽcision. Cependant, lĠauteur prŽcise bien que cette technique dŽgustative sĠadresse ˆ des professionnels du vin et nĠest pas lĠaffaire du consommateur :

 

ÒIl faut conclure pour le commerant quĠil doit sĠexercer ˆ gožter les liquides de son commerce pour en dŽterminer les propriŽtŽs et la valeur relative. (É) Quand au consommateur, dont lĠŽducation ˆ cet Žgard serait trop longue ˆ refaire, il peut choisir parmi les maisons honorables et assez nombreuses celle qui le fournira le mieux ˆ son gožt et le traitera le plus favorablement sous le rapport du prixÓ. 

Lˆ encore, la dŽgustation est prŽsentŽe comme une forme dĠexpertise nŽcessaire au marchand de vin. Elle permet dĠidentifier de faon prŽcoce les vins les plus prometteurs et dĠŽliminer les vins malades ou Ç trafiquŽs È. Mais le consommateur, en tant que consommateur, nĠa pas ˆ mettre en Ïuvre cette expertise. DĠailleurs, Maurial fait para”tre lĠannŽe suivante une version abrŽgŽe de son ouvrage sur lĠart de boire, version qui est spŽcialement destinŽe aux consommateurs. LĠauteur coupe tous les passages qui ne sont pas indispensables ˆ la culture de lĠhonnte amateur de vin. Or, prŽcisŽment, ce sont les passages sur la dŽgustation, la description de la gestuelle comme le lexique des termes dŽgustatifs, qui font les frais de cette opŽration et disparaissent de la version allŽgŽe : cĠest bien la preuve que, dans lĠesprit de lĠauteur, la dŽgustation nĠest pas lĠaffaire du consommateur.

 

Si on regarde maintenant ce quĠŽcrivent sur le vin les amateurs de vin proprement dit, cĠest-ˆ-dire ceux qui achtent et consomment les vins fins, on sĠaperoit que ces amateurs ne sont pas des familiers de la dŽgustation. Prenons les Žcrits des grands gastronomes franais du XIXme sicle : Grimod de la Reynre, Brillat-Savarin, Briffault, Monselet, Alexandre Dumas, Chatillon-Plessis. Ils font lĠŽloge du vin, de ses vertus morales et de sa place Žminente dans le patrimoine culturel franais. Ils soulignent quĠun gastronome se doit de boire bon et quĠil nĠest pas de bon repas sans bon vin. Ils disent leurs prŽfŽrences, qui pour le Bourgogne, qui pour le Bordeaux. Ils disent parfois quels sont les vins quĠil faut possŽder, dans quelles circonstances il faut les boire et comment on doit les servir. HabituŽs ˆ boire les meilleurs vins, on peut prŽsumer quĠils savent ce que cĠest quĠun vin de grande qualitŽ et quĠils sont capables de distinguer lĠexceptionnel, du trs bon et du quelconque. Bref, ces Žminents gastronomes sont indubitablement des amateurs de vin, qui ont une vŽritable culture vineuse. Mais cette culture du vin nĠest pas celle de la culture Ïnophile actuelle. Ces amateurs en effet ne parlent pas de dŽgustation. Ils ne dŽcrivent pas les vins quĠils boivent, ils ne les comparent pas entre eux Ñalors que, par ailleurs, ils dŽcrivent et commentent abondamment les plats quĠils savourent.

 

Un exemple amusant permet dĠillustrer la distance qui existe entre le monde des amateurs de vin de lĠŽpoque et le monde de la dŽgustation : il sĠagit de Paris ˆ table ˆ la fin du XIXe sicle (1894), de Chatillon-Plessis. LĠouvrage comporte un chapitre intitulŽ Òune sŽance de dŽgustationÓ, qui relate une scne ˆ laquelle ˆ assistŽ lĠauteur. Cela se passe a lĠexposition universelle de 1889 : lĠauteur se trouve en compagnie dĠun groupe de marchands de vin de la capitale qui sont venus gožter les vins prŽsentŽs ˆ lĠexposition. Or, voici comment Chatillon-Plessis dŽcrit cette sŽance de dŽgustation :

 

ÒJe les regardais, moi, simple amateur de bonne chre arrosŽe de dŽlicates lampŽes, et ces dŽgustateurs solennels mĠimpressionnaient. Ils Žtaient lˆ, trente, et leur air sŽvre prouvait clairement quĠils ne s'Žtaient pas dŽrangŽs pour sĠamuser, mais bien pour sĠinstruire. Ces trente notables commerants en vin de Paris voulaient Žclairer leur jugement. (É) Ce fut un spectacle bien pŽnible. Chaque expert roulait la gorgŽe dans sa bouche avec une expression de rŽflexion intense, puis dĠun coup, au lieu de lĠavaler, la rejetait, qui par la fentre ouverte, qui simplement sur le parquet, dans un sceau posŽ tout proche. (É) Je gŽmissais dans mon ‰me de voir tant de dŽlicieux liquide si vilainement g‰chŽ. Ah ! Je sais bien que ces dŽgustations sont indispensables (É) et si je mĠapitoie plus que de raison, cĠest par pur sentimentalisme gourmandÓ.

Voici donc une autoritŽ gastronomique, quelquĠun dont les avis font le bon gožt. Or, ce familier des grands plats et des grands vins nĠest pas un familier de la dŽgustation. Ce petit texte est plein dĠantithses et dĠoppositions : dĠun c™tŽ, le gourmand qui boit avec plaisir ; de lĠautre, le dŽgustateur qui nĠest pas lˆ pour sĠamuser, mais pour analyser, sĠinstruire, recracher. Le ton se veut humoristique, mais lĠhumour mme souligne la distance qui sŽpare le gourmand qui boit, du dŽgustateur qui recrache. La dŽgustation, par son sŽrieux, par son mauvais gožt (cracher par la fentre ou par terre, gaspiller du bon vin), est rejetŽe hors de la culture gastronomique. Certes, lĠauteur admet que ces dŽgustations sont indispensables : elles permettent aux professionnels de la distribution de sŽlectionner des produits qui satisferont aux gožts des buveurs ; mais, justement, dire cela, cĠest dire aussi que la dŽgustation relve de la technique professionnelle (celle du marchand), pas de la culture gastronomique et du bien-boire. Elle est utile dans les coulisses, mais ne fait pas partie du plaisir du vin proprement dit.

 

Finalement, jusquĠau dŽbut du XXme sicle, les textes normatifs qui dŽfinissent ce quĠest le bien boire nĠassocient pas, comme cĠest le cas dans la culture Ïnophile actuelle, amateur de vin et dŽgustateur. Il existe certes trs probablement, ds le XIXme sicle, des cercles Ïnophiles o des passionnŽs de vin sĠadonnent au plaisir de la dŽgustation. On trouve en effet, dans la littŽrature vineuse de cette Žpoque, quelques indices Žpars que ces cercles existent. Mais ces rŽseaux dĠÏnophiles sont des rŽseaux dĠinitiŽs trs fermŽs, qui ne constituent pas un modle du bien boire pour lĠensemble des amateurs de vin. LĠamateur de vin de lĠŽpoque nĠa pas ˆ tre un dŽgustateur au sens o on lĠentend aujourdĠhui : il doit savoir quels sont les grands vins et comment on les sert ; il doit avoir en cave et consommer de grands vins, prestigieux et chers. Mais lĠapprŽciation du vin nĠest pas censŽe se faire sur le modle actuelle de lĠamateur de peinture ou de musique.